Le numéro 33/34 de Naqd, qui coïncide avec le 25e anniversaire de la revue, s'interroge cette fois sur l'étroite relation entre le fait traumatique et sa représentation plus ou moins sublimée, plus ou moins consciente, dans l'œuvre d'art. La réflexion autour de "la crise" poursuit son bonhomme de chemin en Algérie. Sous le titre de "L'esthétique de la crise II. Par-delà la terreur", la revue Naqd d'études et de critique sociale consacre son dernier numéro à la représentation artistique ou esthétique dans une situation de violence et de terreur. Le directeur de la publication de Naqd, Daho Djerbal, révèle d'emblée dans sa présentation que l'art est le lieu privilégié où s'inscrit la perte d'une manière pensable et signifiante. Cependant, l'historien observe que "la quête impossible de la vérité des faits se transforme en obsession, et le passé irreprésentable se mue en hantise dans les sociétés en crise. Des sociétés qui voudraient oublier ou passer sous silence le trauma, tant individuel que collectif, et qui tomberaient dans le piège de la répétition, en raison de cette mémoire problématique". Pour M. Djerbal, les artistes, aux prises avec les manifestations de la violence extrême, les génocides et les massacres des temps passés et du siècle présent, créent une œuvre qui, malgré eux, se transforme en une trace susceptible d'une reprise dans une réécriture créatrice. Une décennie après "L'esthétique de la crise", le numéro 33/34 de Naqd, qui coïncide avec le 25e anniversaire de la revue, s'interroge cette fois sur l'étroite relation entre le fait traumatique et sa représentation plus ou moins sublimée, plus ou moins consciente dans l'œuvre d'art. Dans sa contribution, la philosophe Marie José Mondzain commente le concept de crise qui, selon elle, relève de 3 régimes à la fois, celui de la convulsion, de la souffrance et de l'attaque. Pour la spécialiste de l'art et des images, la crise dit le moment de mise en péril, le moment de délibération, (...), d'exercice de la justice, et le moment de prise de position dans la distribution des joies, des peines et des émotions. Le spectateur est le destinataire du témoignage Le point de vue de Nassima Metahri sur l'impact des événements traumatisants de la décennie noire ou de la période du terrorisme sur les enfants algériens et les dessins qu'ils ont produits en situation de souffrance psychique est révélateur de l'ampleur de la crise. Pour la psychiatre, il faut opérer plusieurs glissements par rapport à la notion de sociétés en crise, pour prétendre traiter de l'individu qui en reste toutefois l'élément constitutif. Elle insiste également sur la nécessité de quitter l'état particulier de crise pour s'installer dans une plus longue durée. L'autre précision de Mme Metahri : le délai fixé pour "quitter la crise" est de 6 mois en psychiatrie. Après quoi, s'amorce la chronicité, autrement c'est le risque du passage vers un autre état. Pourtant, la psychiatre annonce que le terme de crise est intéressant, car il crée de la tension et permet les remaniements nécessaires pour la croissance et le développement, que ce soit des individus ou des sociétés, en ouvrant sur les changements et tous les possibles. Outre les autres contributions sur l'image et le son, le dessin, la bande dessinée et la peinture, le travail de Soko Phay porte sur le cas du Cambodge du temps des Khmers rouges, et sur la volonté des régimes despotiques d'effacer toute trace des massacres collectifs. Ainsi, l'experte en arts plastiques se pose plusieurs questions, notamment sur la visibilité du paysage de mémoire et le travail créatif dans cet espace physique et psychique ayant connu violences et souffrances. Le numéro 33/34 s'intéresse aussi à la notion d'archive-œuvre, comme une trace d'existence aux survivants directs et aux témoins indirects des massacres en masse, ainsi qu'aux questions relatives à la transmission des événements indicibles. Pour Fouad Asfour, critique d'art, il est important de souligner dès le début qu'une société en crise peut désigner un défi et un devoir, celui d'aborder les problèmes sociaux qui ont été négligés ou demeurent latents. Par ailleurs, ce dernier met en exergue le problème de déficit de reconnaissance des luttes anticoloniales, au sein de la production du savoir, notant à ce propos qu'il est fondamental de voir en l'esthétique décoloniale un processus dans la critique d'art, tout comme dans la pratique artistique. Dit autrement, il incombe aux artistes, conservateurs, critiques et praticiens de réfléchir sur le comment prendre au sérieux la crise sociale et faire un pas en avant, afin de renouveler les moyens d'impliquer les mouvements populaires au cœur de la production esthétique. En parlant d'art, il est convenu de dire que celui-ci n'a pas pour rôle de résoudre l'énigme du passé, ni de combler le vide. Mais peut-être que l'art peut enrichir la perception des choses et interpeller la conscience du spectateur : tout bien considéré, celui-ci est le destinataire du témoignage. Hafida Ameyar