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"La France doit permettre aux chercheurs et historiens d'accéder aux archives" Kamel Beniaiche, auteur de "Sétif, la fosse commune : Massacres du 8 Mai 1945", à libertE
Après plus de 11 longues années de recherches et de fouilles, notre confrère d'El Watan, Kamel Beniaiche, publie aux éditions El Ibriz : "Sétif, la fosse commune : massacres du 8 mai 1945". Rapportant à la fois des informations inédites, des faits nouveaux et méconnus, l'ouvrage met le doigt sur des plaies qui ne se sont pas cicatrisées... Liberté : Vous venez de publier l'ouvrage Sétif, la fosse commune : massacres du 8 mai 1945. Pourquoi vous êtes-vous attaché à écrire sur cette page de l'histoire que certains écrivains et universitaires français appellent l'"autre" 8 mai 1945 en Algérie ? Kamel Beniaiche : Aux quatre coins de la planète, le 8 mai 1945 symbolise la victoire des Alliés alors qu'en Algérie, cette date constitue un drame avec des milliers de victimes. En dépit de son ampleur, la plaie qui ne s'est toujours pas cicatrisée est méconnue. Des négationnistes de surcroît nostalgiques d'une Algérie française tentent par tous les moyens de travestir l'histoire et de cacher la vérité. Je ne pouvais rester insensible devant les contrevérités consignées par des porteurs de la mémoire coloniale. Les propos de victimes et témoins qui tenaient plus que tout à transmettre la mémoire, m'ont en outre poussé à lancer cette extraordinaire enquête qui 11 ans après, se matérialise par un livre. Préfacé par l'historien Gilles Manceron, un spécialiste de la colonisation, mon ouvrage a été lu et validé par des historiens, des universitaires, des journalistes et des centaines de lecteurs. Olivier Le Cour Grand maison et Gilbert Meynier qu'on ne présente plus, ont reconnu le travail réalisé. Il est connu que ce sont les massacres d'Européens qui ont engendré la répression ? Le 8 mai 1945 et les jours d'après, aucun Européen n'a été molesté à Bouandas où des tribus entières ont été décimées et brûlés vifs à Béni-Bezez (Babors) de nombreux innocents qui pourtant n'ont commis aucun crime. Très éprouvés par la famine et le typhus, des indigènes de Aïn Roua ne pouvant faire du mal à une mouche, ont été tués et enterrés dans des fosses. Le même sort a été réservé aux populations d'El-Maouane, El-Bouhira et El-Kherba de paisibles bourgs. Ahmed Mefoued (Amoucha) qui a sauvé la famille de l'institutrice Marie Simon Giovanni a été abattu. À El-Eulma et Bordj Bou-Arréridj, les marches se sont déroulées dans le calme. Des centaines de marcheurs dont de nombreux éléments du mouvement national seront arrêtés dans la nuit puis transférés à la caserne de Sétif où ils ont été coffrés et torturés. Terrassé par la torture, Khelifa Zaâboub (originaire d'El-Eulma) succombe à l'intérieur de ce lieu sinistre. À travers Sétif-la fosse commune : massacres du 8 mai 1945, vous avez apporté de nouveaux éléments sur cette tragédie... Effectivement, de nombreux points et non des moindres sont rendus publics pour la première fois. Ayant été perpétrée à huis clos, la boucherie n'a pas divulgué tous ses secrets. On n'a donc rien dit ni écrit sur les massacres du 8 mai 1945, d'actualité, 72 ans après. Pour travestir l'histoire et maquiller la vérité, les défenseurs de la mémoire coloniale ont essayé d'effacer d'un trait l'existence des fosses communes à Takouka, Béni-Aziz, Aïn Abassa, Aïn Roua, Sétif, Pont Fayard (El-Kherba), Aïn El-Kébira, Tiz'n Béchar, et Amoucha pour ne citer que ces contrées. Les crimes commis par la milice à Sétif n'est pas une vue de l'esprit. Méconnus, l'enfermement et l'exclusion abusifs des 17 élèves du collège Eugène-Albertini (actuel lycée Kerouani) sont consignés. Caché, le supplice de milliers d'orphelins est relaté, recueillis et protégés par une grande dame, Kheira Bent-Bendaoud, qui a bravé tous les dangers pour ramener ces créatures à Oran où ils ont été adoptés par des familles oranaises d'une incommensurable générosité. Originaire de Béni-Aziz où la répression a atteint son paroxysme, l'un de ces orphelins en l'occurrence Amar Sebia, témoigne. Les documents exploités et les témoignages de certains acteurs ayant passé 17 ans derrière les barreaux m'ont, en outre, permis d'élucider d'autres points ... Pouvez-vous nous éclairer un peu plus sur ces points-là ? Ayant suscité l'intérêt de l'autorité coloniale, les 103 victimes européennes ont été identifiées. Les victimes indigènes qui n'ont jamais existé dans l'imaginaire collectif des Européens d'Algérie comme des Français de Métropole n'étaient que des fantômes. Les maîtres de l'époque n'ont pas jugé utile d'établir un fichier de ces morts, bons pour les fosses communes. Bon nombre de corps de ce bataillon d'"inconnus" ont disparu dans les ravins de Chaâbat Laâkhra de Kherrata, de l'oued Aftis (Bouandas), de l'oued Bourdim (Béni Aziz) et dans la Méditerranée pour les suppliciés d'Aokas et Ziama Mansouriah. Durant plus de 72 ans, les victimes algériennes n'ont pas eu droit à une sépulture. Dans mon ouvrage, les ombres ont désormais un nom et une sépulture. À travers cette approche je devais rendre justice à ces morts auxquels on a dénié le statut de victime. Mû par un devoir de vérité, je me suis interdit la hiérarchisation des victimes. Si je relate les malheurs et drames des civiles algériens, je n'occulte pas les violences commises à l'encontre des Européens et d'évoquer leur sort. Je n'ai pas omis de mettre en exergue les vaillantes positions d'un fermier européen, de ce brigadier de gendarmerie, du directeur de la mine de Kef-Semah (Bougaâ), de Joseph, le coiffeur juif de Sétif qui a empêché les soldats de s'emparer d'un manifestant qu'il avait accueilli dans son salon. Découvert en 2013, le charnier d'El-Yachir (BBA) est une nouvelle pièce que j'introduis au dossier. Le mystère entourant l'organisateur de la marche à Sétif est élucidé par des témoins qui désignent vertement le PPA (Parti du peuple algerien). Accusé d'être le principal intiateur de l'"agitation" meurtrière, le leader des AML (Amis du manifeste et des libertés) Ferhat Mekki Abbes, contraint de passer 11 mois en prison est innocenté par un non-lieu qu'on publie pour la première fois. Mon enquête met en outre l'accent sur la partialité des médias de l'époque, lesquels n'ont mis en évidence qu'un seul son de cloche. Vous dites dans votre livre que le 8 Mai 1945 est un drame prémédité... Sur instruction du commandant du 19e corps d'armée d'Alger, le général Henri Martin, des exercices militaires ont été effectués les 13 et 14 février 1945. Des manœuvres d'entraînement et d'intimidation de la population ont été réalisées dans la région de Cherchell, lesquelles sont suivies les 24 et 25 avril 1945 par d'autres à Biskra. Le même scénario se reproduit les 4 et 5 mai 1945 en Grande-Kabylie. Le 1er avril 1945, un peloton de la compagnie saharienne portée de la Légion a été déplacé de Aïn Sefra vers Tolga. Le 26 avril, le préfet de Constantine déclarait au Dr Saadane : "Des troubles vont se reproduire et un grand parti sera dissous." L'autre déclaration du mois d'avril émane du président de la Fédération des maires, Gabriel Abbo : "Il y aura des émeutes et le gouvernement sera obligé de revenir sur l'ordonnance du 7 mars." Les troubles de Ksar Chellala (ex-Reibel) et les graves incidents du 1er mai 1945 ont fait quatre morts à Alger et des dizaines de blessés à Oran et Blida. Le 27 juin 1945, le Mouvement républicain populaire révélait que le préfet de Constantine Lestrade Carbonel "préparait à Bordj Bou-Arréridj depuis six mois (donc depuis janvier1945) des milices et désignait les chefs par plis secrets..." Il faut en outre savoir que des membres du gouvernement provisoire présidé par de Gaulle étaient tenus à l'écart. Les propos des ministres de la Santé et de l'Information de l'époque, en l'occurrence François Billoux, et Pierre-Henri Teitgen, l'attestent. Les rapports du consul britannique en Algérie, Jean Eric Maclean Carvell ne sont pas de trop. Pour quelles raisons, on a prématurément mis fin aux investigations du commissaire Bergé et rappelé les membres de la commission d'enquête présidée par le général Tubert ? Est-ce que vous remettez en cause le concept de l'insurrection mis en avant par nombre d'écrits français ? Pour paraphraser des témoins et acteurs directs, on ne peut faire une insurrection avec les chaises du café de France. Le commissaire Bergé qui n'a pu accomplir sa mission est quant à lui formel : "S'il s'était agi d'une insurrection, peu de Français en auraient réchappé"... Tout cela n'a été qu'une succession de "mouvements locaux maladroits de musulmans en cohue, armés de façon hétéroclite, sans objectif précis..." Dans votre livre, les questions de la reconnaissance et des archives ne sont pas éludées... Prononcées à Alger, les déclarations des présidents français Jaques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande se sont liquéfiées au tarmac de l'aéroport de Paris. Car elles ne sont toujours pas suivies d'"excuses officielles" entérinées par des textes de loi. Comme on l'a fait pour la déportation des juifs de France, durant la Deuxième Guerre mondiale. Il faudrait que l'Etat français reconnaisse explicitement les crimes commis en son nom et permette aux chercheurs et historiens d'accéder aux archives, même si une bonne partie des archives militaires ont été nettoyées. La correspondance du général Duval, commandant de la division du Constantinois tronquée de la période du 8 au 11 mai 1945 en est l'exemple concret. Pour que les chercheurs et historiens puissent reconstituer en toute objectivité les faits, il faudrait ouvrir les archives de Vincennes et d'Aix-en-Provence. Pour une mémoire apaisée, un travail conjoint est indispensable, à mon sens. Entretien réalisé par : Faouzi Senoussaoui