Kamel Beniaïche, natif de Sétif, journaliste et chef du bureau local d'El Watan, a troqué sa plume de reporter pour celle d'historien, sans démesure ni autre prétention. Tant son labeur, ses investigations, ses recherches, entretiens et enquêtes relèvent d'un exercice de style au service de l'histoire. Plus précisément celle de son pays, l'Algérie. Portant sur les massacres du 8 Mai 1945. Un événement génocidaire commis par l'armée coloniale française. Contre des Algériens revendiquant pacifiquement leur indépendance. A Sétif, Guelma et Kherrata. Mais ce qui est nouveau dans la pédagogie, voire la didactique du journaliste, désormais «historien», c'est le foisonnement de faits, pour ne pas dire de hauts faits historiques. A propos de l'idée d'un éventuel ouvrage sur les massacres du 8 Mai 1945, Kamel Beniaïche souligne : «Le déclic pour la rédaction d'un livre sur le 8 mai 1945 ? Eh bien, je suis un enfant de Sétif. J'ai toujours côtoyé quotidiennement les gens, les victimes de cette tragédie. Ils m'ont toujours interpellé pour écrire un livre. Je ne pouvais pas être indifférent à leur douleur, testament et legs... Cet ouvrage m'a permis de découvrir l'ancienne wilaya de Sétif (département). La beauté de Beni Bezez, la splendeur des gorges de Kherrata, les envoûtantes régions limitrophes… Cette générosité séculaire…» Quand les fantômes ont des noms Sétif, la fosse commune : Massacres du 8 Mai 1945 va au-delà. Un long travail exhaustif, de proximité, presque du «porte-à-porte» durant 11 ans, récoltant de précieuses informations. Et avec force détails, entretiens et documents inédits démontrant à la face du monde l'ampleur des massacres. Non seulement à Sétif, Guelma et Kherrata, mais aussi à Beni Bezez, Aokas, Amoucha, Melbou, Beni Fouda, Tizi N'Béchar, Oued El Berd, Aïn Abass, Bouhira, Maouane, El Kharba, El Eulma, Bordj Bou Arréridj, El Ouricia, Ziama Mansouriah, Aïn Sebt, Bougaâ, Aït Tizi… Des contrées des Hauts-Plateaux sétifiens où chaque centimètre carré révèle la terrible et âpre vérité. Et où Kamel Beniaïche s'est rendu pour rencontrer des personnes qui n'avaient jamais parlé. Ils avaient brisé ce silence sur un chapitre ayant meurtri et endeuillé le peuple algérien dans sa chair. Sillonnant in situ la région de Sétif, il recueillera des témoignages poignants de ces vieux. Ces rescapés. Une cinquantaine de témoignages confortés par des articles de journaux, récits, ouvrages, documents et archives. Pour un souci de crédibilité. «Durant 70 ans, les ‘‘indigènes'' tués, blessés ou achevés par les atroces conditions de détention n'étaient que des fantômes (pour l'armée coloniale française). Dans le présent document, les ombres ont désormais des noms. La navrante vérité de cette sombre page est mise au jour par des acteurs directs qui dévoilent ainsi l'histoire des milices, des liquidations sommaires, des fosses communes, les supplices des élèves du collège Eugène Albertini (actuellement lycée Mohamed Kerouani) et d'autres forfaits gravissimes dont l'occultation a porté un grave préjudice à l'histographie de douloureux événements qui sont loin d'avoir livré tous leurs secrets. En prenant la parole, ces cinquante témoins, les derniers rescapés de la tragédie, remettent les pendules à l'heure.» «Ils ont tué ma mère, ma sœur, mon oncle, un nourrisson…» Des témoignages de ces témoins oculaires du 8 Mai 1945. Sans haine, sans rancune ni rancœur. Smara Hocine, originaire du douar (dechra, hameau), avait 11 ans à l'époque. Survivant d'une tuerie qui a ôté la vie à toute sa famille, il n'a rien oublié. Non sans peine, il se souvient : «Le 12 mai 1945, vers midi, deux convois militaires investissent Babor. Le chef-lieu de commune. Les blindés commencent à pilonner le village. A Aïn Kebira, ils liquideront des membres de notre famille. Les militaires, très bien tuyautés, se dirigent directement chez Kaci Smara qu'ils brûlent vif à l'intérieur de son taudis. La même sentence est appliquée à Smara Ahmed, mon oncle paternel. Les militaires et leurs collaborateurs châtient atrocement Smara Lakhdar, frère d'Ahmed, son épouse Harad Rabia, leur fils Brahim et leur deuxième enfant, un nourrisson d'un jour. Qui n'a même pas été inscrit à l'état civil. Les tueurs exécutent ma mère Bensayd Yamina et ma sœur Khadidja sans raison valable. Profitant de l'épaisse fumée, mon petit frère Ahmed, 5 ans, arrive à s'échapper…» KATEB YACINE : «j'ai été arrêté et détenu dans un camp de concentration» Parmi les éloquents extraits de l'ouvrage Sétif, la fosse commune : Massacres du 8 Mai 1945 figure le chapitre intitulé «Les 17 proscrits du collège Eugène-Albertini. Exclus de l'établissement». La cause : leur implication dans un mouvement politique, anticolonial, le 8 mai 1945. Ces jeunes nationalistes sont Maïza Mohamed Tahar, Benmahmoud Mahmoud, Torche Mohamed Kamel, Lamraï Abderrahmane, Keddad Bekhouche, Lamriben Nasreddine, Djemame Abderrezak, Ferrani Mohand Ouamar, Cherfaoui Mohamed, Khaled Khodja, Abdeslem Belaïd, Yanat Boualem, Mostefaï Seghir, Taklit Tayeb, Abdelhamid Benzine et Abdelkader Zeraïti. Kateb Yacine (le futur grand auteur de Nedjma, dramaturge et essayiste) racontera : «Le 13 mai au matin, j'ai été arrêté par des inspecteurs qui m'ont conduit à la prison de la gendarmerie. Et là, j'ai commencé à comprendre les gens qui étaient avec moi. Les gens du peuple. Autour de la prison, on entendait des coups de feu. Les exécutions sommaires avaient lieu en plein jour. Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux. Quelques jours après, nous avons été transférés à la prison, puis au camp de concentration, un immense terrain vague entouré de barbelés, où je suis resté plusieurs mois…» Le livre de Kamel Beniaïche, Sétif, la fosse commune : Massacres du 8 Mai 1945, regorge de documents inédits tels que le rapport confidentiel du 6 mars 1946 du commissaire principal, chef de la police des renseignements généraux du district de Constantine, l'appel lancé par Ferhat Abbas le 27 avril 1945, paru dans le journal Egalité, la décision d'exclusion de Kateb Yacine du collège colonial, ou encore la notification de mise en résidence de Mme Abbas (épouse de Ferhat Abbas) à Mascara... Sétif, la fosse commune : Massacres du 8 Mai 1945 / Kamel Beniaïche Editions El Ibriz 336 pages Prix : 900 DA