Mourir pour des idées, c'est finalement tuer aussi pour elles. Il en va ainsi de l'histoire de l'humanité. Plus qu'un avertissement, dans ce récit, la violence révolutionnaire n'est jamais loin. Assurément, le déclenchement de l'action armée et l'ouverture du 2e front en France, le 25 août 1958 a constitué un tournant dans la guerre d'Algérie. Avant d'aborder ses faits d'armes, Abdelkader Bakhouche, un acteur parmi d'autres, qui a bien voulu perpétuer, à travers son récit, la mémoire de cette phase importante de la Révolution, a préféré, d'abord, restituer, pour nos lecteurs, le contexte : "En décidant de porter la guerre en France, le FLN en guerre voulait surtout marquer les esprits. C'était d'ailleurs, la première fois dans l'histoire des luttes indépendantistes qu'un mouvement procède, ainsi, à des attaques sur le sol même du colonisateur. Il s'agissait de mobiliser également la communauté algérienne et inciter, par la même occasion, la France à garder ses soldats sur le sol métropolitain pour alléger, la lourde charge qui incombait aux combattants dans le maquis en Algérie." Marquant une pause, nous rappelons à notre interlocuteur que cette période tumultueuse a aussi été marquée par une lutte d'influence sanglante avec le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj. Cet affrontement dans la métropole avait causé plusieurs milliers de morts. "Le MNA n'était pas seulement considéré par le FLN comme un rival mais plutôt comme un traitre bénéficiant de la complaisance sinon du soutien de l'ennemi." Peu à peu, le parti de Messali Hadj est donc devenu un allié objectif, voire même un auxiliaire de la soldatesque coloniale. "À un moment donné, il y a eu un déchaînement de violence. Les pertes étaient sévères des deux côtés." Cette guerre fratricide se révélera très meurtrière. Elle permettra, en tout cas, à la Fédération de France du FLN de prendre le contrôle sur la communauté algérienne qui était jusque-là acquise aux thèses de Messali Hadj. Il faut dire que cette adhésion des Algériens travaillant en France revêtait une importance capitale pour le FLN. Et pour cause, elle représentait la seule source de financement indépendante de la Révolution. Les cotisations des travailleurs acheminées par le fameux réseau des porteurs de valises de Francis Jeanson donnaient la possibilité au FLN d'acheter des armes. Pour certains, il s'agissait d'un véritable "impôt" dont il fallait s'acquitter sous peine de passer à trépas. Plus qu'un avertissement, dans ce récit, la terreur révolutionnaire n'est jamais loin. De la violence révolutionnaire A regarder de près, on ne peut pas dire aujourd'hui qu'Abdelakder Bakhouche avait, à l'époque, la gueule de l'emploi. Pourtant derrière son visage angélique et ses yeux clairs se cache le passé d'un redoutable tueur. Oui, vous avez bien lu "tueur" et non pas un assassin ! "Dès lors que le recours à la lutte armée s'est imposé, nous n'avions plus aucun choix. Nous avions des listes de personnes à abattre" énonce-t-il, sans le moindre remords. 60 ans après les faits, Bakhouche récuse même le terme de "tueur" : "J'ai ma conscience en paix. J'étais un fidaï aux ordres et non pas un assassin !" martèle-t-il, sans détour. S'entretenir avec un homme de la trempe d'Abdelkader Bakhouche, un ancien commando de choc, un membre de "La Spéciale", un tireur d'élite de la Fédération de France du FLN, c'est fatalement se poser des questions brûlantes sur cette "violence révolutionnaire" considérée, ici, comme un moyen de libération nationale. Son histoire personnelle raconte d'ailleurs comment un jeune adolescent est devenu un fidaï prêt à sacrifier sa vie pour l'indépendance de son pays. Finalement, mourir pour des idées, c'est tuer aussi pour des idées. Il en va ainsi de l'histoire de l'humanité. D'accord mais tuer pour idées c'est aussi prendre parfois le risque de tuer des innocents. Il peut y avoir des méprises : "Avant chaque opération, nous devions nous enquérir de l'identité de nos cibles qui, elles, étaient, veuillez le noter, toujours politiques ou militaires", se borne à répondre, devant nos simagrées. Il est vrai que la justesse de la cause et l'asymétrie du combat rendent, aujourd'hui encore, caducs n'importe quel reproche. Même s'il reste évasif sur les détails, Abdelkader Bakhouche, et il ne s'en cache pas, a exécuté plusieurs actions de commando durant sa carrière de "flingueur". Selon ses camarades, il aurait abattu, au bas mot, à lui seul, une vingtaine d'individus en France. Avant même d'arriver en métropole en 1955 alors qu'il était âgé de 16 ans et demi seulement, le jeune Abdelkader avait déjà pris conscience dans son Algérie natale de cette abjection qu'était le colonialisme français. Né le 4 avril 1938 à Dréan ex-Mondovi, près de Annaba, Abdelkader Bakhouche est apparenté à la tribu des Béni Salah que les ultras de l'armée française appelaient sarcastiquement les "Béni salauds", et ce, pour leur avoir donné du fil à retordre. Pétri de cette "tare" congénitale qu'il brandit aujourd'hui comme un titre de gloire, Bakhouche éprouvait dès son plus jeune âge, la nécessité d'en découdre. Vite repéré par le FLN à Marseille, on lui demandera alors de faire ses preuves. Pour sa mise à l'épreuve, on l'enverra dans un camp d'entrainement à Larache au Maroc en 1957 pour un stage de six mois à l'issue duquel il réussira son "parcours de combattant en 1 minute 10 secondes avec démontage et remontage du pistolet Astra" assène-t-il fièrement. L'instruction militaire qu'il reçoit l'amène à développer une certaine passion pour les armes. D'ailleurs, aujourd'hui encore, cet expert de la gâchette évoque, un brin nostalgique, ses armes de prédilection comme le revolver italien Beretta 7.65, la mitraillette britannique Sten, le pistolet-mitrailleur français MAT 49 ou encore le fusil d'assaut allemand le Sturmgewehr 44. Un émule de Bensaddok À son retour en France, Bakhouche, bien entraîné, passe aussitôt à l'action en éliminant à Marseille sur ordre de ses supérieurs deux messalistes avant de rejoindre Lyon pour une opération similaire. À Paris, le 5e Bureau de l'armée française, chargé de l'action psychologique et dirigé par le colonel Godard, avait réuni pour le défilé militaire du 14 juillet 1958 sur les Champs-Elysées, un grand nombre de harkis et de notables, ramenés d'Algérie et invités aux festivités. Sur directives du FLN, le jeune fidaï a dû en éliminer quelques-uns. Il faut signaler qu'un an plutôt, le 29 mai 1957, une grande opération d'éclat a consisté à abattre le traître Ali Chekkal, ancien vice-président de l'Assemblée algérienne qui était alors aux côtés du Président de la République française, René Coty, à la sortie du stade de Colombes lors de la finale de la Coupe de France de football qui opposait l'équipe d'Angers à celle de Toulouse. L'auteur de cette action spectaculaire et au retentissement mondial, Mohamed Bensaddok aura donc fait des émules, notamment en la personne d'Abdelkader Bakhouche pour qui, cet autre natif de la région de Annaba fut un véritable mentor. Pour rappel, lors de son procès très médiatisé à la Cour d'assises de Paris, l'avocat de Bensaddok, maître Pierre Stibbe, avait cité à la barre des témoins prestigieux "à décharge" comme Germaine Tillon, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Louis Massignon ou encore André Mandouze. Le témoignage de Sartre, l'auteur des Mains sales, en faveur de Bensaddok fera date. Il constitue même aujourd'hui un "texte oral", objet d'études littéraires et dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale de France : "Je ne connais pas Bensaddok, je ne connais pas Ali Chekkal... Pour moi, comme pour tous les hommes de la planète, celui qui manœuvre contre son propre pays est appelé un traître, surtout lorsqu'il s'agit d'un intellectuel, qui n'ignore pas la gravité des ses actes et les conséquences qui peuvent en découler..." C'est, ainsi, que sur les pas de Bensaddok, le 14 septembre 1958, Bakhouche fera partie du groupe de choc de "La Spéciale", constitué de Mouloud Ouraghi, Houari Omar, Sebaihi Amor, Benzerrouk Mabrouk dit "Bachir" et Abdelhafidh Cherrouk. L'objectif était, cette fois, d'abattre Jacques Soustelle, ancien gouverneur général et ministre de l'Information à l'époque du général de Gaule, un ultra de l'Algérie française. L'attentat manqué deux des éléments du groupe ont été interpellés sur les lieux-mêmes alors que Bakhouche, lui, sera arrêté 15 jours plus tard. Il s'ensuivra alors de longues séances de torture dans les locaux de la DST avant de passer par le Tribunal militaire de la rue du Cherche midi à Paris où il écopera d'une condamnation à mort. Pour l'anecdote, en plein procès, Bakhouche dénoncera ses tortionnaires entraînant dans la salle un brouhaha qui sera à l'origine d'une suspension de séance. Il sera ensuite incarcéré dans différentes prisons françaises, à La Santé, Fresnes, Douai et Thol, et ce, jusqu'au cessez-le-feu en 1962. Interrogé sur la réhabilitation en Algérie, ces dernières années, de la figure de Messali Hadj, présenté comme le père du nationalisme algérien, Abdelkader Bakhouche reste, d'abord, sans voix. Il semble soudain saisi d'un doute. Cela provoque, en apparence, chez lui, à l'évidence, un "désastre". Pourtant ce militant discipliné, habitué au culte du secret, voire même à l'unicité de pensée n'arrive pas à se départir de sa réserve. S'il plaide pour une mémoire toujours vivante mais néanmoins apaisée, celui qui a été envoyé au casse-pipe, plusieurs fois, et qui Dieu merci, en est toujours revenu consentant, enfin, à nous répondre sobrement : "Que voulez-vous que je vous dise, moi je vous parle du vécu. Ce sont eux (le MNA, ndlr) qui nous ont tiré dessus, les premiers !" reconnaît-il, non sans peine. En imputant de la sorte, la première violence aux messalistes, Bakhouche laisse entendre, somme toute, qu'il n'est pas convaincu par cette option assimilée au révisionnisme. L'Histoire n'étant plus un patrimoine national ou un travail de recherche académique mais un vulgaire enjeu du pouvoir, les légendes seront, ainsi, bâties ou détruites au gré des intérêts de l'homme fort du moment. Il en sera, d'ailleurs, de même, pour les relations avec l'ancienne puissance coloniale adossées, semble-t-il, aujourd'hui, sur une entente secrète. Ultime consolation à la fin, tout le monde retient, en l'absence d'un véritable débat qu'il y a en Algérie, un seul héros : son peuple. M.-C. L.