«Chanter la bravoure des morts, c'est essuyer les larmes des vivants.» Poème peul On est le dimanche 29 mai 1957 au stade de Colombes, dans la région parisienne. On y joue la finale de la Coupe de France, qui oppose Toulouse à Angers. Temps printanier, pelouse avenante et ambiance garantie. Dans la foule, un jeune homme, venu non pas pour apprécier les gestes techniques ni pour supporter, mais pour abattre un «traître» en la personne de Ali Chekal, vice-président de l'Assemblée algérienne, qui se tenait aux côtés de René Coty à la tribune officielle. Chekal, reconnaissable à son fez, amateur de foot, n'aurait pour rien au monde raté cette rencontre. Symbole de la fidélité zélée à la France, Ali avait bouclé ses 61 ans. Fils d'un marabout de Mascara, il est avocat, puis bâtonnier, avant de se lancer dans la politique en 1944. Conseiller général de Mostaganem, il est élu à l'Assemblée algérienne et en assure la vice-présidence en 1949. Sa dernière mission officielle l'avait conduit à New York avec la délégation française à l'ONU. En ce jour du 29 mai 1957, le sort de Chekal était scellé. Il devait être abattu par un membre du FLN, qui s'appelle Mohamed Bensadok, à peine de 26 ans. A l'époque, les différentes versions données par la presse française avaient désarçonné l'opinion. «C'était Coty qui était visé, mais la balle qui lui était destinée a choisi une autre trajectoire.» «Chekal a été abattu alors qu'il conversait à la tribune officielle avec le président de la République française.» Parfois l'histoire, lorsqu'elle ne bégaie pas, perd la mémoire ou emprunte des sentiers improbables. Mais quoi qu'elle fasse, elle finit toujours par être rattrapée. C'est l'auteur de ce coup d'éclat, qui vit dans l'anonymat du côté de Blida, qui nous livrera les faits tels qu'ils se sont déroulés. Un acte de Bravoure Mais qui est donc M. Bensadok ? C'est un homme qui ne s'est pas contenté tout au long de sa vie d'être à l'écoute des choses. Il avait un sens aigu de la politique. «Il a su ne jamais renoncer et continuer de risquer plutôt que subir», témoigne un de ses frères de combat. La guerre force, précipite les destins. Mohamed semble peu en phase avec les faits qui parlent trop fort et se trahissent d'eux-mêmes. En tout cas, il est contre l'emprise du sensationnel au détriment du réel, en se montrant fort irrité par ceux qui prennent trop de liberté avec l'histoire. Du haut de ses 82 ans indiscernables, Mohamed nous invite courtoisement à le suivre dans son aventure. L'homme n'est pas bavard, plutôt gêné de parler de sa personne. Il dira que son éveil à la conscience nationale et son patriotisme, il les a affermis à Annaba, sa ville, où il est né le 31 août 1931. D'abord par le scoutisme, école de militantisme et terreau de nobles valeurs et en regard des scandaleuses disparités entre la population algérienne et les colons. Mohamed avait effectué son service militaire en 1951. C'était un élément précieux pour la cause, compte tenu de ses aptitudes et de l'expérience acquise dans l'armée, notamment dans l'usage des mortiers. Il s'engage avec le FLN au service de la Wilaya XII, c'est-à-dire au cœur même de l'ennemi, où il se charge du recrutement sous la direction de Abdelkrim Souici, un des premiers chefs de la «Spéciale». «Notre but était de lancer un deuxième front et créer un climat de terreur, car la répression dont nous faisions l'objet a engendré de la résistance. Je me trouve à la tête du premier groupe. Le premier chef avait été tué par les Messalistes.» Mohamed précise que la mission n'était pas la sienne au départ. Il a dû pallier la défection, à la dernière minute, du préposé à l'attentat. «On m'a donné l'arme, un revolver automatique 7,65 et un ticket de stade. Quand je me suis présenté devant la tribune officielle, on m'a rabroué et orienté vers les gradins. J'ai gentiment regardé le match, aux côtés de Saïd Brahimi, un enfant du bled, joueur pro de foot et futur membre de l'équipe FLN, à partir des tribunes. Mais je suis sorti peu avant la fin. On venait de boucler les issues, car le cortège présidentiel était sur le point de s'ébranler. Je vois sortir Papon, le président Coty et les véhicules de sécurité. Quant à Chekal, il était là devant moi, en train de palabrer. Je l'avais reconnu à sa chéchia. Sa voiture était garée derrière les cars des CRS. Aïssaoui, mon chef, n'était pas loin. Il supervisait là, à mon insu. Il m'avait confirmé, d'un hochement de tête, l'identité de la cible. J'ai alors tiré à travers la poche. La balle est allée se nicher en pleine poitrine de Chekal qui s'est effondré. Passé le moment de panique, j'ai vite été appréhendé et amené au commissariat où j'ai dû subir un interrogatoire. Dans le train qui m'avait emmené au stade, j'avais déchiré tous mes documents sauf un papier qu'ils avaient retrouvé sur moi, une étude sur l'essence. C'était la première opération de la «Spéciale». Dans mes réponses aux policiers, j'avais dit que je n'appartiens ni au FLN ni au MNA et que j'étais un volontaire de la mort. Je n'avais divulgué aucun nom de mes camarades. Mon acharnement m'a coûté 5 ans d'isolement en quartier de haute surveillance à Fresnes.» Le procureur avait requis la peine capitale. Mais Mohamed avait su défendre ses thèses d'un étudiant agissant seul, épris de justice, bénéficiant d'une défense en béton, composée de ténors du barreau, à l'image de son avocat, Me Pierre Stibbe, conforté de surcroît par la présence de grandes figures intellectuelles engagées, comme Germaine Tillon, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Louis Massignon, dont le témoignage pèsera lourdement dans le verdict final. L'histoire retiendra la position de Sartre, qui avait, au-delà de son discours anticolonialiste légendaire, choisi carrément son camp. «Pour moi, comme pour tous les hommes de la planète, celui qui manœuvre contre son propre pays est appelé un traître, surtout lorsqu'il s'agit d'un intellectuel qui n'ignore pas la gravité de ses actes et les conséquences qui peuvent en découler.» En prison, dans ce quartier hyper sécurisé, dans la cellule même où avait séjourné le célébrissime Pierrot le fou, ennemi public numéro un dans les années 1940, et d'autres pensionnaires moins connus, Mohamed ravalera son dépit en attendant des jours meilleurs... Mohamed s'enorgueillit d'avoir été le premier à annoncer le déclic en France, qui a sensibilisé la population émigrée. En prison, Mohamed reçoit la visite du professeur Massignon, orientaliste reconnu «Au parloir, il parlait l'arabe classique. Je n'avais rien compris. A la fin, il avait fini par lâcher un au revoir. C'était une gifle pour moi, mais était-ce de ma faute quand mon pays a subi l'oppression et la déculturation durant plus d'un siècle. Cela m'a fait un choc ! J'ai écrit à la vieille et l'ai chargée d'aller à Sidi Djaballah, le marché populaire de Annaba, pour m'acheter des livres. J'ai écrit à un de mes amis qui m'a envoyé des ouvrages d'arabe. C'est comme cela que j'ai appris cette langue que je parle couramment. Ma sœur m'avait apporté un poste TSF qui m'avait permis d'être à l'écoute de l'actualité. Tout cela a contribué à affermir ma personnalité. A mon procès, j'étais impressionné par le nombre de personnalités. Il y avait même le général français auteur du rapport sur les massacres de Mai 1945.» L'émigration sensibilisée «C'est dire que cette affaire retentissante a beaucoup servi le FLN. Pour influencer les juges, on a même ramené la fille qui a eu les jambes sectionnées suite à l'attentat du Milk Bar. Mon avocat ne cessait de me rassurer : ‘‘Laval et les collabos en général n'ont pas écopé de plus de 5 ans.'' Me Pierre Steeve avait sauvé ma tête. ‘‘Cet avocat, j'en ai entendu parler en 1950 lorsqu'il plaidait lors du procès de l'OS. J'étais à Alger et j'ai assisté à une des audiences.'' J'étais déjà rodé à la politique. Lorsqu'il est sorti de prison, le regretté Abdallah Fadhel nous avait parlé de canevas qui consiste, en cas d'arrestation, à ne donner que des détails au lieu de l'essentiel. C'est un stratagème que j'ai mis en œuvre lors de mon arrestation. J'avais inventé un complice que j'ai appelé Slimane qui n'existe que dans mon esprit. Il a tout endossé. C'est lui qui distribuait les tracts, c'est lui qui m'a remis le revolver qu'il avait acheté à Barbès. C'est lui qui m'a donné des ordres. En fait, tout cela n'était que mensonges. La police française était étonnée de ma personnalité. Je répondais aux questions mais je ne donnais que des bribes en édulcorant mes réponses. Les policiers n'avaient pas besoin de me torturer.» Parfois, il est difficile de bâillonner les émotions folles et désordonnées, mais Mohamed, le verbe haut et la mémoire fertile, retrace son parcours sans en rajouter, avec de temps à autre des silences méditatifs. A quoi et qui pense-t-il ? Ce qui émane en tout cas de cet homme reflète parfaitement ses convictions. Pour M. Ghafir, dit Moh Clichy, élément important de la Fédération de France du FLN, «l'action de Bensadok, c'était une bombe sur le plan international. Le FLN venait de gagner sa première bataille médiatique. Cette action se situait juste après la fameuse grève des Huit-jours qui a ébranlé les assises de l'ennemi et écorné ses certitudes. Mohamed Lebjaoui et Md Salah Louanchi venaient d'être envoyés par le CNRA et Abane en France. La ‘‘Spéciale'' venait certainement de réussir son baptême du feu. D'autres «traîtres» ont suivi la même trajectoire, comme Robert Abdeslam, abattu à Vichy, Cherif Benhabylès, etc. Le 15 juin 1957, Omar Boudaoud, qui se trouvait au Maroc, est envoyé en France pour réactiver la Fédération disloquée. Le ‘‘coup'' de Bensadok a aussi sensibilisé notre émigration partagée.» Bekhouche Abdelkader, ami et militant de la Fédération de France, originaire de Dréan, tresse des lauriers à son camarade Bensadok «non pas en raison de la proximité régionale, parce qu'on est du même patelin, mais parce que réellement Mohamed a eu l'insigne honneur de réaliser la première opération en territoire français. Il a montré au monde entier que le FLN est partout et frappe là où il veut». La culture de l'oubli «C'était vraiment un acte de bravoure et de courage d'un homme intègre, sincère, qui avait la foi et qui croyait profondément à ses idéaux.» Passées ces louanges, le ton de l'intervenant durcit et devient même pathétique. «Comment peut-on concevoir le fait que cet homme digne ne jouisse même pas du statut de cadre de la nation ? Il a été oublié. Personne n'en a parlé depuis l'indépendance. Est-ce concevable ? C'est une honte pour nous et pour l'Algérie», a-t-il tempêté. Pour son autre compagnon, Mohamed Laïd Lachgar, «Bensadok est un homme très modeste. Anticolonialiste dans le sang , c'est le révolutionnaire type. Pour la cause, il a mis sa personne entre parenthèses. Il n'avait aucune arrière-pensée, puisqu'il était parti pour mourir. Il s'était bel et bien sacrifié. Il symbolise le coup d'envoi de la Spéciale en France. La France avait voulu étouffer cette affaire, car pour les dirigeants français, il était inconcevable que le FLN puisse arriver jusqu'à Paris. Le fait qu'on tire sur un traître dans un stade à Paris, qui accueillait le président Coty, une brochette de ministres et le sinistre Papon, est un acte de bravoure qui a mis à nu les failles de la 4e puissance mondiale. C'est pour cela que l'affaire n'a pas été politisée et a été réduite à un acte isolé.» Bensadok vit aujourd'hui à Blida, ville qui l'a adopté. Loin des bruits et de la fureur. La question furtive mais qui revient souvent est : pourquoi tant d'hommes si braves et si admirables qui ont donné un sens à leur vie rechignent à l'écrire ? Après nous, faute de déluges, mille questions en suspens taraudent les esprits et ce n'est sûrement pas l'Histoire qui en sortira grandie face aux usurpateurs de tous genres qui se sont érigés en héros alors que leur passé trouble devrait les confiner à rester loin de la lumière...