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L'hiver de toutes les angoisses
Reportage : Bidonville d'El-Khiar à Es senia, Oran
Publié dans Liberté le 03 - 01 - 2018

Quelques jours après les brèves mais violentes pluies orageuses qui se sont abattues sur la région d'Oran, le bidonville d'El-Khiar, à Aïn Beïda, daïra d'Es Senia, constitué de plus d'une centaine de constructions précaires, en est encore à attendre que les murs sèchent et que l'humidité s'évapore. Sur place, nos pieds s'enfoncent dans un chemin bourbeux, passant par un ancien cimetière au-dessus d'une petite crête, surplombant le bidonville. Il y a quelques mois à peine, ce cimetière était encore envahi par les herbes folles, recouvrant les tombes. Les morts parfois y étaient enterrés, nous dit-on, sans que la commune le sache. Grâce à une action de volontariat et de bénévolat d'un groupe de citoyens, le cimetière est redevenu fréquentable, et pour l'instant les morts y sont plus respectés que les vivants du bidonville.
C'est un peu un retour, un an en arrière, qui nous attend dans les saillies d'El-Khiar, entre cases et habitats de fortune érigés en parpaings et de tôles ondulées, qui ont poussé dans un ancien lit d'oued.
En un an justement, El-Khiar s'est agrandi alors que les occupants espéraient pouvoir le quitter et commencer une nouvelle vie. L'hiver dernier, les eaux de pluie avaient envahi les lieux et, en pleine nuit, seules et livrées à elles-mêmes, les familles du bidonville n'avaient eu la vie sauve qu'en fuyant, grâce à la solidarité des uns et des autres.
Cet hiver, qui ne fait que commencer, ravive les angoisses et les craintes de tous ceux et toutes celles qui ne peuvent quitter El-Khiar. La colère a laissé place à une forme d'abandon, de renoncement, et le sentiment partagé est celui d'un lent désespoir, entraînant les corps et les esprits, allant jusqu'à marquer le visage des enfants. Et il y en a beaucoup de ces enfants dans ce bidonville, comme s'ils y avaient vu le jour, sur place.
La colère a cédé la place à l'abandon
Ce sont surtout les femmes qui nous interpellent, nous invitant à découvrir la nudité et la misère de leurs baraquements. L'une d'entre elles, dont le mari est ouvrier journalier, nous dira pleine d'amertume : "Pour les élections, ils sont venus nous voir avec leurs feuilles que je leur ai jetées à la figure. Depuis l'année passée, ils ne sont jamais venus nous voir mais pour le vote, ils se rappellent de nous."
Elle ne nous nommera pas "ces gens" venus pour les élections, et si Khadija les a éconduits, d'autres ne l'ont pas fait. Les élections ont été la brèche qui a poussé certains à jouer le jeu en espérant en retour être récompensés en quelque sorte par l'octroi d'un logement décent. Mais l'attente est toujours là et les conditions de vie toujours inhumaines. Plus loin, c'est encore une mère de famille qui se confie, avec sa fille accrochée à sa robe : "C'est difficile toute l'année, l'eau et la terre se sont infiltrées dans nos maisons deux fois, rien que pour ce mois. Et en été ce n'est pas mieux, ce sont les rats, les moustiques et les odeurs des égouts." Alors c'est la débrouille pour survivre, pour se protéger de la montée des eaux de pluie dès que le ciel se fâche.
Les maris ont dressé des sortes d'improbable barrage avec des rangées de parpaings censés bloquer l'eau et la boue. D'autres ont encore creusé des chemins, pratiqué des trous dans les murs d'enceintes du bidonville, espérant que leurs mains maîtriseraient son écoulement. Autant de solutions vaines.
Parmi les familles qui vivent dans ce bidonville, où certaines habitations ont été monnayées et achetées rubis sur l'ongle, comme très souvent, des femmes seules isolées, divorcées vivent là avec leurs enfants.
Devenant chef de famille, elles doivent, plus que les autres, batailler pour tenir et pour élever les enfants en espérant qu'ils sortiront un jour d'El-Khiar. Si certains restent discrets sur les raisons et les conditions qui les ont amenés à s'installer en ces lieux, venant parfois de Sidi Bel-Abbès ou de communes avoisinantes avec la perspective d'avoir un logement social, pour d'autres cela n'a pas été un choix libre, mais plutôt imposé. La promiscuité, l'impossible cohabitation avec la belle famille, la marginalisation, le chômage, le coût des loyers sans cesse en hausse, ont amené les habitants d'El-Khiar là où ils sont.
D'ailleurs nos interlocuteurs le savent car d'eux-mêmes, ils vous le disent : "À cause de certains opportunistes, tous les autres vraiment dans le besoin d'un logement social sont punis." L'espoir est né un temps, avec l'éradication d'un autre bidonville implanté, dans la même agglomération, il y a un peu plus d'un an.
Aujourd'hui dans les taudis, à El Khiar, on doit se dire que "bientôt notre tour viendra". Plusieurs kilomètres à l'opposé du bidonville de Aïn Beïda, et toujours dans la daïra d'Es Senia qui compte le plus grand nombre de bidonvilles, un autre lieu tout aussi misérable existe. C'est à l'entrée de la commune de Sidi Chahmi où tous les automobilistes ne peuvent manquer de voir le bidonville "Dubaï", avec ses quelque 200 constructions illicites. Un endroit où beaucoup de personnes ont peur de s'y rendre.
Une appellation, à l'humour sarcastique pour désigner cette excroissance de misère où des centaines de familles ont élu domicile depuis plus de 10 ans, les pieds dans la sebkha. Et pour cause, les baraques et constructions précaires ont été érigées aux bords d'une cuvette, d'une sebkha qui chaque hiver se remplit, déborde et monte.
Les eaux pluviales inondent les baraques de fortune. ©D. Loukil / Liberté
Un endroit qui fait peur
Et d'année en année, l'extension du bidonville, fait que désormais c'est dans la sebkha même que des familles se sont installées. Lorsque le niveau de l'eau marécageux monte, la seule solution est de fuir, trouver où rester ou être hébergé le temps de voir l'eau se retirer suffisamment pour retrouver son taudis. Venant de tous les coins de la wilaya mais aussi de plus loin, ceux qui vivent là semblent exister dans une autre dimension.
Il en ainsi d'une mère de famille qui depuis plusieurs années vit à "Dubaï", originaire d'Oran et mariée à Tiaret, à un ouvrier agricole. La dureté de la vie, la quête d'un emploi ont poussé le père de famille à se tourner vers Oran. Après des mois de va et vient entre Oran et Tiaret, il décide de faire venir sa femme et ses deux enfants. Et là, la seule solution a été l'acquisition, moyennant plusieurs millions de centimes, d'une baraque, dans le bidonville. Depuis, ils y vivent et lorsque la sebkha déborde, l'épouse se réfugie chez sa mère, avec ses désormais quatre enfants. Mais le retour au bidonville est encore et toujours la seule perspective. Et si, régulièrement, il est annoncé par les autorités locales de l'éradication de cet immense bidonville, sur place, au contraire il ne cesse de grossir, rendant toute solution plus compliquée.
Pourtant il faut bien reconnaître que la wilaya d'Oran a consenti des efforts pour éradiquer les bidonvilles ou encore les poches de logements insalubres dans maints quartiers. Ces dernières années, ce sont 4 grands bidonvilles qui ont bien été démolis. Mais le passif est tel, la question de la gestion du logement est telle aussi, qu'aujourd'hui et pour longtemps, des Algériens vivront, grandiront et mourront probablement dans leur bidonville.
Reportage réalisé par : D. LOUKIL


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