Pour le sociologue Nacer Djabi, le fait religieux, souvent présent, doit être appréhendé sous le prisme de l'absence d'un tissu associatif, d'une élite et d'acteurs modernes capables de donner un sens et un prolongement aux revendications. "Un citoyen a le droit de dire à quoi me servirait une manifestation culturelle lorsque je n'ai ni d'électricité, ni route, ni Internet, ni gaz de ville. Le totalitarisme, la mauvaise gestion de nos gouvernants engendrent la misère, la misère engendre l'intégrisme et l'intégrisme engendre les guerres... Quand on ferme les salles de cinéma, les théâtres, les salles de spectacle, etc., on produit une société comme la nôtre." Comme beaucoup de personnes, le grand réalisateur Bachir Derraïs, qui doit sans doute avoir encore en mémoire la fermeture par les élus de l'ex-Front islamique du salut (FIS), en août 1991, d'une salle de cinéma à Bordj Bou-Arréridj, au nez et à la barbe de nombreux artistes, n'a pas manqué de commenter les manifestations d'Ouargla où plusieurs centaines de citoyens ont organisé, jeudi soir, une prière de rue devant le théâtre de verdure local pour empêcher un gala musical. Même si les manifestants, visiblement en écho à un appel lancé sur les réseaux sociaux, ont brandi des slogans revendicatifs, dénonçant leur marginalisation et réclamant leur part du développement, la méthode choisie a donné lieu à une avalanche de réactions et de commentaires sur les réseaux sociaux. Entre contempteurs, laudateurs et autres critiques, l'unanimisme n'est pas au rendez-vous, notamment sur ce recours à l'ostentation religieuse — et donc à connotation idéologique —, alors qu'il existe d'autres formes de revendications. Certains ont cru y voir quelques réminiscences d'une période qu'on croyait à jamais révolue. "La misère culturelle et le désert de même nature dans lesquels nous vivons impactent le fonctionnement sain de notre société et la formation d'un citoyen conscient et capable d'appréhender les problèmes dans lesquels il vit dans le bon sens et avec lucidité. Les islamistes livrent une bataille rude et sans répit pour accaparer ce qui reste de l'espace public, et ainsi mater toute capacité d'expression et de manifestation contraires à leurs desseins et visées rétrogrades (...)", écrit un internaute. S'il faut sans doute se garder de tirer des conclusions hâtives, il reste que le cas d'Ouargla n'est pas isolé. Il y a quelques semaines, les supporters du CS Constantine se sont opposés à l'organisation d'un gala musical que devait animer Cheb Khaled pour fêter le titre de championnat remporté par le club de la ville des Ponts suspendus. Ils ont demandé au wali de verser la totalité de la somme allouée à cette manifestation aux nécessiteux dans le cadre du "couffin du Ramadhan". Les supporters n'ont pas fait la même requête aux joueurs qu'ils adulent et qui brassent des millions. À Boumerdès, jeudi soir, des dizaines de jeunes ont investi le quartier des "800", en plein centre-ville, pour empêcher la tenue d'une soirée musicale au motif que certaines chansons diffusées étaient "indécentes". Selon les comptes rendus de presse, des escarmouches ont même éclaté entre des citoyens et des membres des services de sécurité intervenus pour éviter des dérapages. Ces événements interviennent alors que le Festival du raï, dont la dixième édition est prévue début août à Sidi Bel-Abbès, est menacé de boycott. En effet, une campagne a été lancée sur les réseaux sociaux, dénonçant "la dilapidation des deniers publics", pour appeler les citoyens à boycotter ce rendez-vous artistique, selon les médias. Faut-il dès lors y voir les signes d'un désarroi social ou les symptômes d'un regain de l'activisme islamiste d'autant que le contexte politique, marqué par une grande opacité et une absence de vie politique, est propice à toutes sortes de manipulations ? "Il y a plusieurs niveaux d'analyse. Il ne faut pas donner trop d'importance à la forme de la contestation, mais plutôt au contenu", nuance le sociologue Nacer Djabi, à propos de la manifestation d'Ouargla. "Depuis plusieurs années, il y a des manifestations dans plusieurs villes du Sud. La tendance est lourde. La contestation est passée des grandes villes du Nord, aux Hauts-Plateaux puis au Sud. Là où il y a une université, il y a de l'agitation, car il y a apparition d'une élite de jeunes. Il y a une transformation dans la société. Les jeunes d'aujourd'hui n'ont plus le même rapport qu'avaient leurs parents avec le pouvoir central", observe-t-il. Pour le sociologue, le fait religieux, souvent présent, doit être appréhendé sous le prisme de l'absence d'un tissu associatif, d'une élite et d'acteurs modernes capables de donner un sens et un prolongement aux revendications. "Ils ont prié, c'est la formule la plus facile. Le fait religieux est là et l'expression politique du religieux va rester, les jeunes n'étant pas encadrés politiquement", dit-il. Autre grille d'analyse : le vide sidéral qui caractérise la scène politique et l'absence de repères qui sont de nature à favoriser toutes sortes de manipulations. "Il y a une autre grille d'analyse : la crise du changement politique, le vide politique constituent un moment propice à la manipulation. Les mouvements sociaux non encadrés sont facilement manipulables. Et la forme de manipulation la plus répandue, c'est la religion", soutient encore Nacer Djabi. Reste que le mépris de la culture renvoie à l'image d'une époque dont on n'a pas encore chassé les démons. "Inutile de se cacher derrière le développement local ; on connaît parfaitement la chanson : qui se cache derrière et qui manipule ? Nous sommes habitués à ce genre de scénario depuis le début des années 1990 : ça a commencé par des appels à couper l'électricité, puis aux salles des fêtes, aux salles de cinéma, aux théâtres et ça a fini par couper des têtes", commentaire d'un internaute. Karim Kebir