Le fait que "l'affaire Jamal Khashoggi" continue, trois semaines après la "disparition" du journaliste, à mobiliser l'attention au niveau international est tout ce qu'il y a de plus compréhensible. La stature du journaliste, les circonstances de sa mort, les suspicions sur les commanditaires de son meurtre, le lieu même de sa mise à exécution sont autant d'éléments qui font penser à une trame oscillant entre les productions d'Eli Roth et la perversion mentale d'un Srđan Spasojević. Rien ne peut justifier le sort qui a été fait à Jamal Khashoggi. Ses accointances présumées avec les Frères musulmans, ses appels à des impulsions plus significatives en Arabie Saoudite comme dans le reste de la région, son inscription dans le giron des intellectuels en appelant à des changements radicaux à l'échelle régionale sont à lire à travers le principe d'une liberté d'expression qui n'est pas ce qu'il y a de mieux défendu en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. C'est l'une des raisons apparentes pour lesquelles Jamal Khashoggi avait fait le choix de quitter son pays natal. La Turquie, où il a connu sa malencontreuse fin de vie, est certes un pays au sein duquel la censure s'exerce, mais manifestement pas devant des opinions telles que celles que Khashoggi exprimait. C'est là que les bons sentiments à géométrie variable peuvent provoquer un malaise. Evidemment, beaucoup des personnes qui ont connu Jamal Khashoggi ne peuvent que ressentir horreur, consternation et douleur intime devant le sort qui lui a été fait. Mais cet élan des bons sentiments n'a – une fois n'est pas coutume ? – pas été ébranlé par le fait que nombre de médias aient rappelé que, parallèlement au cas Jamal Khashoggi, des millions de personnes continuent à souffrir des conditions pour le moins inhumaines. L'article que le New York Times a décidé de consacrer, il y a quelques jours, à la situation qui court au Yémen, pays où l'Arabie Saoudite est profondément impliquée, a certes été repercuté par nombre de médias. Mais ce rappel n'aura pas réussi à détourner les yeux de l'objectif apparent que beaucoup des sympathisants de Jamal Khashoggi ont en tête, que ce soit à tort ou à raison : décrédibiliser Mohammed Bin Salman, prince héritier du trône saoudien, jusqu'à le faire écarter du pouvoir. On entend tout et son contraire sur la peur qu'entretiendrait Mohammed Ben Salman devant les risques de son écartement. Signe de la tonalité ambiante, le fameux compte Twitter "@mujtahidd", dont le mystérieux auteur, généralement pris pour source crédible par les observateurs de l'Arabie Saoudite, va jusqu'à affirmer que Mohammed Ben Salman aurait isolé jusqu'à son père et sa mère, moyen pour lui de contrer tout coup d'Etat à son encontre, le fait pour lui d'user de boucs émissaires étant une manière de présenter des coupables potentiels le temps que l'agitation politico-médiatique s'estompe. On ne sait quelle crédibilité accorder à ces rumeurs. On ne sait pas plus quelles sont les logiques qui aboutiront en Arabie Saoudite, et ce qu'il pourrait advenir de Mohammed Bin Salman au final. Ce qui paraît cependant clair à ce stade, c'est non seulement que le prince héritier d'Arabie Saoudite reste l'élément fort du pouvoir, mais que de plus il bénéficie de partenaires qui le soutiennent au niveau international. Les Etats-Unis, la Russie, la France, le Royaume-Uni notamment, l'épargnent, chacun à sa manière, en englobant la responsabilité du meurtre de Jamal Khashoggi dans des formulations subtiles épargnant Mohammed Bin Salman. La même chose peut être dite du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui, dans son adresse au Parlement du mardi 23 octobre 2018, a aussi ménagé Mohammed Bin Salman. On se doute que la Turquie attend une contrepartie de la part de l'Arabie Saoudite. Seule inconnue : laquelle ? La Turquie est en effet clairement en position de force sur cette affaire… et veut en profiter. "L'affaire Khashoggi" reflète plusieurs tendances fortes de notre époque : la forte propension à l'émotion, l'indignation sélective et la facile instrumentalisation politique de certains évènements. C'est là une caractéristique qui correspond aux temps que nous vivons, mais qui ne devrait pas nous faire oublier que la realpolitik a souvent ses raisons que la raison ne connaît pas… Par : Barah MIKAIL Directeur de Stractegia Consulting, professeur associé à l'université Saint-Louis de Madrid