Dans cet entretien, Noureddine Benissad parle de la situation des droits de l'Homme dans le pays et n'hésite pas, en sa qualité de président de la Laddh, à dénoncer les mises en détention préventive de journalistes, d'artistes et autres blogueurs. Liberté : Les interpellations et les poursuites judiciaires contre les journalistes, les blogueurs, des artistes et des militants se sont multipliées ces derniers jours, dans la plupart des cas, au mépris du respect du principe de la protection de l'image et de la présomption d'innocence. Pouvez-vous nous éclairer davantage sur ces événements ? Noureddine Benissad : L'actualité regorge de situations où la présomption d'innocence est bafouée au profit d'une surenchère médiatique alimentée sciemment d'informations parcellaires ou inexactes. Tout le monde a pu suivre tout récemment une affaire qualifiée de cybercriminalité largement médiatisée. Sans entrer dans la fausseté ou la justesse des faits, l'affaire étant en cours d'instruction, je voudrais vous faire partager mon indignation sur la manière dont a été traité ce dossier par certains médias. La présomption d'innocence est un droit fondamental, elle est indispensable à la protection de la liberté individuelle. La présomption d'innocence est un principe, selon lequel, toute personne qui se voit reprocher une infraction est réputée innocente tant que sa culpabilité n'a pas été légalement établie par un tribunal régulier, impartial et les droits de la défense respectés. Ce principe est protégé par les engagements internationaux de notre pays (article 11 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et article 14-2 du Pacte international sur les droits civils et politiques, ainsi que l'article 7 de la Charte africaine des droits de l'Homme). Ces textes précités ont une valeur supranationale. Le principe de la présomption d'innocence est également protégé par le droit constitutionnel (article 56 de laCconstitution-amendements apportés en 2016). Les droits à l'image, à la dignité, à la vie privée, ainsi qu'à l'honneur du citoyen sont donc garantis par la Constitution et la loi. Montrer tous ces journalistes et les autres personnes menottés à la télévision ou dans des supports écrits alors qu'ils n'ont pas encore été condamnés, c'est les jeter en pâture à l'opinion publique. La réinsertion d'une personne qui bénéficiera, plus tard, d'un non-lieu ou d'une relaxe sera complexe, dans la mesure où l'on a donné d'elle l'image d'un délinquant difficile à effacer. Vous voyez les effets néfastes des atteintes au principe de la présomption d'innocence, et donc à un droit fondamental des libertés individuelles. Il est temps que le principe de la présomption d'innocence soit clairement protégé par un texte de loi. Certes, la liberté d'expression est le pilier des libertés, mais il faut opérer un équilibre entre le droit d'informer et la présomption d'innocence. Il faut faire la distinction entre une légitime information des citoyens sur les affaires intéressant la vie publique, le bien public, la morale publique et ceux qu'animent moins le souci de justice que le goût du scandale et la volonté d'abattre des hommes. La détention préventive est-elle justifiée dans leur cas ? Le droit à la liberté et à la sûreté est un droit fondamental inhérent à la personne, inscrit dans les instruments internationaux dédiés à protection des droits de l'Homme ratifiés par l'Algérie et dans la Constitution. La Constitution de 2016 énonce dans son article 59-2 que la détention provisoire est une mesure exceptionnelle tout comme les dispositions des articles 123 et 123 bis du code de procédure pénale qui précisent qu'elle ne peut être ordonnée que dans les cas où les obligations de contrôle judiciaire ne sont pas suffisantes. Le principe constitutionnel et des standards internationaux en la matière veulent que la liberté soit la règle et la détention vraiment l'exception. La réalité dément malheureusement ce principe, les praticiens du droit le constatent, et, à leur corps défendant, au quotidien. Les journalistes que nous défendons remplissent les conditions légales pour un contrôle judiciaire au lieu de la détention provisoire. Nous vivons dans un régime de la présomption de culpabilité permanent qui sape les fondements des libertés individuelles. La Ligue algérienne pour la défense des droits de l'Homme a appelé à plusieurs reprises à une profonde réforme pénale garantissant les droits de la défense et les droits de l'Homme, tout comme elle appelle au respect de la liberté d'expression. Dans ces dossiers, la gendarmerie a ravi la "vedette" à la justice, au plan de la communication à travers la diffusion d'un communiqué qui était à charge et qui, au final, n'a pas éclairé davantage l'opinion publique. Pourquoi ce silence de la justice ? Il y a, à mon sens, un déficit en matière de communication institutionnelle. Je pense qu'en matière d'affaires judiciaires pour lesquelles il y a surmédiatisation, le procureur de la République doit communiquer sur des éléments objectifs du dossier tout en préservant le secret de l'instruction, de la présomption d'innocence du mis en cause. Il faut parfois couper court à la rumeur publique relayée par les réseaux sociaux en trouvant un point d'équilibre : concilier les informations dont les citoyens ont besoin et le secret de l'instruction en donnant des informations pertinentes. La communication par le biais du parquet aura un double rôle : le premier est de permettre un accès à l'information aux médias. Le second est pédagogique, en se tenant à la disposition des médias pour expliquer la procédure et les problèmes posés sans aborder le fond. La gendarmerie n'a pas vocation à communiquer sur les affaires judiciaires. C'est au juge, garant des libertés, de recadrer toute dérive. Comment expliquez-vous l'emballement de la justice dans les récentes affaires, alors que le fixeur et journaliste, Saïd Chitour, attend son procès depuis 16 mois ? C'est une excellente question. Les avocats se posent aussi cette question. Les plaintes portées devant les différents parquets d'Alger, en tout cas, mettent beaucoup de temps à être traitées. Peut-être par manque de moyens humains. La célérité du traitement de ce dossier doit être généralisée selon le principe de l'égalité devant la loi ! Tant que les parquets dépendront directement de la chancellerie, donc du pouvoir exécutif, ce sera ainsi. Il y a nécessité à mettre en conformité la loi organique du statut du magistrat avec les conventions internationales sur les droits de l'Homme, le principe constitutionnel sur la séparation des pouvoirs pour une indépendance effective du parquet vis-à-vis du pouvoir exécutif. Cela nous renvoie à la question de l'indépendance du parquet ou du ministère public vis-à-vis du pouvoir exécutif et plus globalement de l'indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir politique et d'autres puissances. Aborder ce sujet, c'est inévitablement poser la problématique de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs. La réponse est, à l'évidence, liée au degré de démocratisation d'une société et à la nature du pouvoir. Pour faire plus simple, seul un Etat de droit peut assurer le respect de ces principes, et pour le moment, on est loin de ces standards. Le journaliste Saïd Chitour, en détention depuis 16 mois, est, semble-t-il, très fatigué, en plus de son problème de diabète. Se soigner dans un milieu carcéral, par définition contraignant, n'est pas compatible avec la dignité humaine. Indépendamment des faits qui lui sont reprochés, Saïd Chitour présente toutes les garanties de représentation devant le tribunal, et compte tenu de son état de santé, il doit être libéré. La justice pour qu'elle soit légitime et utile, elle doit être non pas l'exercice d'un pouvoir, mais l'accomplissement d'une finalité humaine. Ces affaires en justice sont officiellement justifiées par la volonté de l'Etat de lutter contre le phénomène de la cybercriminalité favorisée par les situations de non-droit qui règnent dans la blogosphère et les réseaux sociaux. Mais cela ne cache-t-il pas des velléités de mettre sous haute surveillance les contenus de la Toile ? Lutter contre la cybercriminalité est une responsabilité des Etats à l'échelle mondiale. C'est une lutte contre les activités en ligne illégales comme la pornographie pédophile, le terrorisme, la haine raciale, la drogue, etc. Cependant, la lutte contre la cybercriminalité ne doit pas saper l'architecture globale de l'internet ni réduire les droits de l'Homme reconnus mondialement. Malheureusement, les libertés sur internet ont été très fragiles dans le monde. Selon le rapport "Libertés sur le Net" de l'ONG Freedom House, un nombre croissant de pays utilisent des technologies de surveillance en ligne et des pratiques de censure qui sont plus agressives et plus sophistiquées dans leur ciblage d'utilisateurs individuels. …. Ces dernières années des pays démocratiques autant que totalitaires ont promulgué des lois punissant la dissidence en ligne ou bloquant l'accès à du contenu ou des services en ligne sous des prétextes de sécurité nationale. Nous n'avons pas échappé à cette situation chez nous comme le montrent de nombreux cas de poursuites à l'encontre de blogueurs ou de cyberactivistes. Bien que les architectes originaux de l'internet n'aient pas sciemment conçu l'internet comme un outil pour aider et promouvoir les droits de l'Homme, on peut presque interpréter l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme (la liberté de partager, de recevoir et transmettre des informations et des idées au-delà des frontières) comme une définition de l'internet, même s'il a été écrit un quart de siècle avant l'intervention du protocole sur l'internet. Les droits ne sont jamais acquis de manière définitive, surtout face à la puissance de l'Etat. L'histoire des droits de l'Homme n'est ni l'histoire d'une marche triomphale ni l'histoire d'une cause perdue d'avance : elle est l'histoire d'un combat. Nous n'avons pas fini de manger notre pain noir ! L'Algérie est constamment épinglée par les rapports des organisations internationales en charge de la défense des droits de l'Homme. Quel bilan la Laddh fait-elle de la situation des droits de l'Homme en Algérie ? Nous avons ratifié la plupart des conventions internationales et leurs pactes facultatifs. Nous avons donc accepté de nous soumettre à des mécanismes d'évaluation et forcément de critiques. Tous les pays du monde sont épinglés par les rapports des ONG et des institutions onusiennes en matière des droits de l'Homme. La politique de l'autruche mène inéluctablement vers des impasses et des points de non-retour. Les libertés d'association, de manifestation, de réunion, d'expression et d'opinion sont malmenées alors qu'elles sont garanties par les instruments internationaux relatifs aux droits civils et politiques et la Constitution. Des activistes ont été poursuivis pour avoir exercé leurs droits fondamentaux. La loi sur les associations pour l'émergence d'une société civile puissante et active est une loi liberticide. Aucune association activant dans le domaine des droits de l'Homme n'a obtenu son fameux sésame, en l'occurrence l'agrément pour les empêcher d'activer librement. Les droits sociaux, économiques et culturels sont des laissés-pour-compte. Le droit de se syndiquer librement, le droit de grève, le droit à la santé, le droit à l'éducation, la répartition de la richesse nationale, le chômage des jeunes, la liberté d'investir, le droit à sa langue maternelle sont autant de droits formels, mais ils connaissent une régression. C'est ainsi que les droits dépérissent, comme le dit la devise du Canard enchaîné, à l'inverse de la pile Wonder, un droit ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. Il est clair qu'un régime véritablement démocratique est un préalable au respect des droits de l'Homme et à l'Etat de droit. Comment expliquez-vous cette régression des libertés et des droits de l'Homme en Algérie ? Tous les pays totalitaires ont connu ces situations. Regardez les anciens pays socialistes de l'Est, les dernières dictatures du sud de la Méditerranée ou les gens chantaient "À bas la liberté" en raison de la peur et du formatage, ainsi qu'en Amérique latine. Tous ces régimes se sont écroulés parce que bâtis sur la peur, l'absence de libertés et de démocratie. L'être humain, quel que soit son pays, a toujours refusé qu'on attente à ses droits et à ses libertés. La société algérienne est atomisée, transformée en une masse d'individus incapables de travailler ensemble pour développer des libertés, une confiance mutuelle ou même de faire quoi que ce soit de leur propre initiative. Souvent, les peuples opprimés sont temporairement incapables de lutter, car ils n'ont aucune confiance en leur capacité et ne voient aucun moyen de s'en sortir. La société civile, c'est-à-dire les associations, les syndicats, les médias, les artistes, les écrivains et l'université, a un rôle à jouer dans la construction d'une conscience des droits de l'Homme, d'une société qui ne renonce pas à l'exercice de ses libertés, de toutes les libertés. Pour notre part, nous apporterons notre contribution à ce processus. Les relations entre Etats sont dominées, comme vous le dites si bien, par le business, ce qui prime ce sont les intérêts. L'Algérie ne peut construire son Etat de droit que par la volonté de ses propres enfants. Dans sa dernière lettre adressée aux journalistes à l'occasion de la Journée nationale de la presse nationale, le président Bouteflika a exhorté les médias nationaux à dévoiler les affaires de corruption et de favoritisme qui minent la société. L'engagement vous paraît-il sincère ou motivé par un agenda politique et électoraliste ? Il y a un décalage entre le discours officiel et la pratique. Le discours officiel est un écran de fumée pour masquer les multiples régressions des droits de l'Homme. Des journalistes comme Tamalt, Chitour, Semmar, Mellah et Boudiab ont été mis en prison et d'autres poursuivis pour des délits d'opinion et d'expression. Le subterfuge utilisé consiste à les poursuivre pour des motifs autres que celui de délit de presse. C'est la même chose pour les blogueurs et les lanceurs d'alerte tels que Bouras, Benaoum ou Merzoug Touati. Le classement de l'Algérie par Reporters sans frontières, en matière de liberté de la presse, est un indicateur : nous régressons. Nous constatons qu'il y a une tendance à l'élargissement des pouvoirs de surveillance et à la pénalisation des lanceurs d'alerte. Nous refusons la judiciarisation des délits d'opinion et d'expression. Ils peuvent enlever toutes les fleurs en Algérie, ils ne pourront jamais empêcher le printemps d'arriver. Une société sans libertés ne peut pas avancer. Entretien réalisé par : Nissa Hammadi