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La justice est expéditive et impassible devant les drames humains
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Publié dans El Watan le 16 - 06 - 2012

La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée… étant les vertus premières du comportement humain, la justice et la vérité ne souffrent d'aucun compromis.» (John Rawls - Theory of justice)
Le concept de justice désigne l'une des quatre vertus cardinales, celle qui consiste dans la constante et ferme volonté de donner moralement à chacun ce qui lui est universellement reconnu. La justice est le principe moral qui exige le respect du droit, de la raison et de l'équité. Par ailleurs, la justice désigne le pouvoir judiciaire et la peine ou la condamnation publique. De ce fait, lorsque la société demande que «justice soit faite» ou que «justice soit rendue», ce qu'elle fait, c'est de demander à l'Etat qu'il garantisse que le crime soit jugé et puni avec la peine méritée, selon la loi en vigueur, et que le justiciable bénéficie effectivement de toutes les garanties que la loi lui accorde. On peut dire que la justice a un fondement culturel basé sur un consensus social sur les notions de «bien» et de «mal» et un fondement formel codifié par des lois en normes écrites, appliquées par des juges dont la mission est de dire le droit et non de le créer au nom de préjugés moraux, religieux, idéologiques ou politiques. En Algérie, le terme justice n'inspire plus que terreur et désespoir. Son sens commun l'a définitivement vidé de tout contenu philosophique et moral.
D'idéal quasi mystique, il ne résonne plus que comme une menace invisible qui peut terrasser les personnes les plus prudentes et les plus honnêtes. Nul ne peut se sentir à l'abri d'une telle menace, pas même ceux qui eurent l'illusion de puissance et d'invulnérabilité. L'incantation populaire la plus répandue ne consiste-t-elle pas à prier Dieu de nous préserver de la justice et de l'hôpital, synonymes de la fin de tout espoir ? L'absence d'humanité et d'équité dans ces institutions a fini par avoir raison de leur prestige. L'arbitraire judiciaire est la négation du principe de légalité, qui, seul, fonde le pouvoir de juger Le principe de légalité figure dans la Constitution, ce qui lui confère la qualité de principe à valeur constitutionnelle, en théorie inviolable : toute loi qui viendrait à le violer serait déclarée anticonstitutionnelle. Qualifié par de nombreux juristes comme la «clé de voûte du droit pénal», il est une véritable garantie de la protection des droits et des libertés du citoyen dans le droit positif en vigueur. La signification du principe de légalité, quant au rôle du juge pénal, impose au juge répressif le respect des règles de fond et de forme dans le procès pénal et la recherche de la vérité.
Le droit pénal exprime le droit de punir de l'Etat. C'est un droit fondé sur le principe de légalité. Ce principe a été mis en place au XVIIIe siècle, en réaction à l'arbitraire du monarque (la lettre de cachet).
Le principe a une signification double
Il garantit la liberté individuelle et la sécurité juridique en imposant que les infractions pénales soient clairement définies. Il constitue ainsi un rempart contre l'arbitraire : en France, le Conseil constitutionnel a récemment annulé la loi française sur le harcèlement sexuel en raison de l'imprécision de la définition de l'infraction, source probable d'abus et d'arbitraire.
Tout rôle créateur de normes juridiques par le juge pénal est prohibé s'agissant des incriminations. Tout rôle créateur du juge pénal est également prohibé dans la fixation des peines. Il doit s'en tenir aux peines prévues par la loi. Ces principes universels qui sont les fondements des institutions des Etats démocratiques sont constamment bafoués en Algérie. De nombreuses infractions sont définies de façon imprécise, telles que les infractions de «dissipation de biens publics», de «passation de marchés en violation de la réglementation en vigueur» ou de «trafic d'influence», pour ne citer que celles-là, car la liste est longue. Toute infraction nécessite l'accomplissement d'un acte positif volontaire avec une intention délictuelle ou criminelle. L'imprécision de la loi permet au juge de retenir arbitrairement tout élément qui lui semble justifier une incrimination et donc une condamnation. Dans une affaire relative à l'exploitation commerciale du domaine public, quatre opérateurs privés ont été inculpés et condamnés pour passation de contrats en violation de la réglementation en vigueur et autres délits annexes, alors que vingt-sept opérateurs étaient dans la même situation dans la même portion du domaine public. Pourquoi quatre ? Pourquoi seulement cette portion du domaine public, puisque d'autres opérateurs activent dans les mêmes conditions dans des portions similaires du domaine public ? Est-ce un règlement de comptes ? Ça en a tout l'air. L'imprécision de la loi pénale ouvre la voie à ces pratiques judiciaires d'un autre âge.
Le principe d'interprétation stricte de la loi pénale
Principe qui limite la marge de manœuvre du juge et accroît sa soumission à la loi. Il est posé par le code pénal. Principe qui est le prolongement du principe de légalité des délits et des peines. Il a pour effet d'interdire l'interprétation par analogie. Méthode d'interprétation qui consiste à appliquer la loi pénale à un comportement qu'elle ne vise pas, mais qui, dans l'esprit du juge, présente des similitudes supposées avec ces comportements. Ainsi, dans une affaire mettant en cause une entreprise privée dans des marchés avec une institution publique, le tribunal correctionnel d'Alger et la cour d'appel ont retenu les délits de «passation de marchés publics en violation de la réglementation en vigueur» et de «dissipation de deniers publics» au motif que «… même si la loi n'oblige pas l'entité publique à déclarer l'appel d'offres infructueux lorsqu'il ne reste que deux offres recevables, l'usage en la matière imposait de déclarer l'appel d'offres infructueux…». De telles incriminations, notamment en matière économique et financière, sont légion. Très souvent, la tradition et l'usage servent de substituts à la loi dans les jugement et arrêts en matière pénale. Dans cette affaire, les juges se sont surpassés, puisqu'à défaut de préjudice financier ou matériel prouvé, ils ont alloué au Trésor public, partie civile, une somme importante à titre de réparation du préjudice… moral qu'il aurait subi ! Pourquoi pas la réparation du pretium doloris ou du préjudice esthétique subi par l'Etat ?
De la présomption d'innocence à la présomption de culpabilité
Les présomptions favorables à la personne poursuivie sont toutes des présomptions simples, donc susceptibles d'être renversées par la preuve contraire. Cette preuve contraire est toujours libre. Donc, les présomptions simples ont pour effet de faire peser la charge de la preuve sur le ministère public. Cela prend toute son envergure au regard de la présomption d'innocence. L'application du principe de la présomption d'innocence implique qu'il appartient au ministère public de rapporter la preuve des différents éléments constitutifs de l'infraction. Et c'est en cas de doute que la présomption d'innocence révêt toute son importance. En effet, en application de l'adage «in dubio pro reo» (le doute profite à l'accusé), lorsque le ministère public n'a pas su établir la certitude de la culpabilité, le prévenu doit être relaxé. Pour que la procédure aboutisse à une condamnation, le ministère public doit susciter la conviction intime du tribunal, c'est-à-dire faire naître sa certitude. Puisque la présomption d'innocence est une présomption simple, la loi met d'importants moyens à la disposition de l'accusation pour être en mesure de la contrer (perquisitions, garde à vue, écoutes téléphoniques, recherche et audition de témoins, confrontations, expertises…). Durant les phases d'enquête préliminaire et d'instruction, le prévenu ne dispose d'aucun moyen de contester la pertinence et la régularité des éléments de preuve collectés par l'accusation. Bien souvent, durant la phase d'enquête préliminaire, le ministère public se dessaisit de ses pouvoirs de direction et de contrôle de la police judiciaire. C'est ainsi que cette dernière prend l'initiative d'ouvrir des enquêtes sans en aviser le parquet, notamment en matière économique et financière, procède à l'arrestation de suspects, les maintient en garde à vue sans leur accorder les droits que le code de procédure pénale leur octroie (avertir les familles ou un avocat, examen par un médecin indépendant à l'issue de la garde à vue…).
C'est ainsi que dans une affaire récente qui a défrayé la chronique, certains suspects ont été enlevés et détenus arbitrairement pendant vingt jours, pour certains d'entre eux, par des officiers de police judiciaire, sans que le ministère public réagisse, malgré le dépôt d'une plainte pour détention arbitraire, torture en vue d'arracher des aveux et traitement inhumain. C'est la police judiciaire qui confectionne le dossier de l'accusation. C'est elle qui décide de la sélection des éléments de preuve, documents ou dossier (évidemment seulement à charge) à transmettre au parquet en violation des dispositions du code de procédure pénale. Les magistrats instructeurs n'instruisent jamais à décharge, n'en déplaise à la loi! Le plus souvent, ils se contentent de refaire l'interrogatoire de police, sans jamais ordonner un acte quelconque de vérification ou d'expertise susceptibles d'être favorables au prévenu. Dans ces conditions, la présomption, toute théorique, d'innocence cède la place à une présomption réelle de culpabilité. Présomption quasiment irréfragable, car le souci du juge n'est pas de dire le droit, mais d'exprimer une appréciation subjective sur les fondements de l'accusation. Bien des condamnations ne sont motivées que par le doute forgé par le préjugé : «Attendu que le prévenu ne pouvait pas ignorer». Voilà un mode de preuve nouveau, la preuve par défaut, qui forge une motivation récurrente des jugements et arrêts qui montre, si besoin était, le niveau de décadence de la justice algérienne.
Si le droit admet, pour certaines infractions, la présomption de culpabilité (émission de chèque sans provision, certaines infractions douanières, certaines infractions relatives à la réglementation des changes…), cette présomption de culpabilité doit être réfragable, c'est à dire qui peut être renversée par une preuve contraire et le respect des droits de la défense doit être assuré. Pour cela, il ne suffit pas de reconnaître au prévenu le droit de se faire assister par des avocats de son choix. Il faut lui permettre d'accéder à tous les éléments de preuve, documents et dossiers qui ont servi de base aux poursuites dirigées contre lui, de les discuter et de les contester aussi bien lors de l'instruction que lors du procès. Dans l'affaire mettant en cause une entreprise privée dans des marchés conclus avec une institution publique, le juge d'instruction, le tribunal et la cour d'appel ont refusé de requérir un rapport établi par la structure de contrôle de cette institution publique, illégalement retenu par la police judiciaire et qui est pourtant cité dans le rapport de cette dernière et dans l'ordonnance de renvoi du juge d'instruction comme la pièce sur laquelle les investigations préliminaires ont été enclenchées. Cet excès de pouvoir du juge pénal n'est pas exceptionnel.
Il se manifeste chaque fois que la défense du prévenu, sollicite une expertise ou une contre-expertise, les citations de témoins, entendus ou non, par la police judiciaire ou le juge d'instruction et dont les dépositions à l'audience peuvent être déterminantes. Les chambres d'accusation n'exercent aucun contrôle sur la régularité de l'instruction. Elles n'affirment leur existence que pour infirmer les ordonnances des juges d'instruction contre lesquelles le ministère public introduit un recours (généralement les ordonnances de refus de mise en détention préventive ou de remise en liberté provisoire). S'il est vrai que, comme disait Aristote, le juste est celui qui obéit aux lois, alors, l'institution judiciaire algérienne est bien injuste, voire inhumaine.
Des procureurs qui jugent et des juges qui cautionnent
Chargé de la direction de la police judiciaire, le procureur est le premier magistrat avisé de l'infraction. Il peut se déplacer sur les lieux des infractions les plus graves. Il choisit, en théorie, à quel service de police judiciaire confier l'enquête. Au cours de celle-ci, il est censé surveiller, autoriser ou décider les mesures les plus importantes, notamment au regard des libertés, et notamment la garde à vue, dont il doit être immédiatement informé, et qu'il peut faire cesser à tout moment. Cette privation de liberté des personnes suspectées pour les besoins de l'enquête est limitée, mais peut être prolongée par décision du procureur. A défaut, la prolongation de la garde à vue constitue l'infraction de détention arbitraire. Lorsque la détention arbitraire est prolongée pour arracher aux suspects des aveux en les soumettant à des traitements qui portent atteinte à leur dignité, comme c'est le cas dans une affaire qui a fait couler beaucoup d'encre, le ministère public est tenu, aux termes de la Convention des Nations unies contre la torture, ratifiée par l'Algérie, d'ouvrir une enquête aussitôt qu'il en a connaissance, à plus forte raison lorsqu'il est directement saisi d'une plainte à cet effet. Le classement sans suite d'une telle plainte est un déni de justice ostentatoire, tant au regard de la Constitution et de la loi interne, qu'au regard des conventions internationales que l'Algérie se vante d'avoir ratifiées, et dont les conséquences sur les libertés des Algériens sont désastreuses :
* Il «légitime» le recours par la police judiciaire à des procédés criminels et illégaux.
* Il emporte la condamnation préalable du suspect avant même son inculpation et son jugement, puisque les «aveux» ainsi arrachés lui seront systématiquement et invariablement opposés par le juge du siège lors du procès. En droit, à l'issue de l'enquête initiale, le procureur examine, à partir des éléments recueillis, si les faits constituent ou non une infraction, si l'auteur est identifié et s'il existe suffisamment de preuves contre lui. Même si l'ensemble de ces éléments sont réunis (une infraction, un auteur et des preuves), il arrive que le ministère public ferme les yeux, soit parce que les personnes incriminées sont protégées, comme c'est le cas pour une plainte récente déposée par un institut national d'enseignement supérieur pour détournement et utilisation du matériel de l'institut à des fins personnelles par des personnes rattachées à cet institut, soit parce que l'enjeu est jugé peu important (pour qui et pourquoi ?) comme c'est le cas pour une plainte déposée par une entreprise publique pour agression et violation de son système d'information, le parquet estimant qu'une seule agression ne suffisait pas pour ordonner l'ouverture d'une enquête.
L'ordre public est entre de bonnes mains. En droit, bien sûr, c'est le procureur qui apprécie si les poursuites sont justifiées et nécessaires, mais de façon objective, à la lumière des faits, des éléments de preuves, et de la loi. Il peut ordonner l'ouverture d'une enquête, il peut ouvrir une information devant le juge d'instruction. Ce passage est obligatoire pour les crimes ou pour les délits, lorsque des investigations lourdes sont nécessaires (par exemple des expertises) et/ou que des mesures de sûreté apparaissent nécessaires (contrôle judiciaire ou détention provisoire). Durant cette instruction, le procureur est en retrait, l'acteur principal étant le juge ; cependant, il est consulté pour tous les actes importants, et peut faire appel des décisions du juge d'instruction. A l'issue, après avoir pris les réquisitions du parquet, le juge décide un non-lieu si les faits n'apparaissent pas établis ou pas susceptibles de poursuites, et un renvoi devant la juridiction de jugement dans le cas contraire.
La juridiction de jugement peut aussi être saisie directement par le procureur à la fin de l'enquête initiale, soit par une convocation remise par un huissier, par l'enquêteur, ou par lui même, soit en faisant passer le mis en cause immédiatement devant le tribunal, dans une procédure de flagrant délit. «Le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui.» Quel beau principe que le Code pénal algérien a posé ! Quel drame de constater combien la réalité judiciaire nous en éloigne ! «Attendu qu'il ressort des pièces versées au dossier que x est coupable de telle infraction», «Attendu qu'il ressort des débats que x est coupable de telle infraction», des motifs récurrents qui contournent grossièrement les obligations légales des juges. Mais quelle pièce, quelle preuve versée au dossier par l'accusation a été discutée en audience publique ? Quelle déclaration a été faite, quelle information a été donnée en audience publique pour constituer une preuve ? Jamais les notes d'audiences ne sont jointes aux dossiers en appel ou en cassation. Quand on sait qu'à chaque audience pénale, plusieurs dizaines de dossiers sont examinés, ne laissant au juge, aux avocats et au parquet que quelques brèves minutes pour évoquer chaque affaire ! Une justice expéditive, impassible devant les drames humains qu'elle évoque sans les examiner. Des jugements incohérents constitués souvent de patchworks copiés et collés. Les juges ne prennent même pas la peine de considérer les exceptions préalables ou préjudicielles qui peuvent être soulevées par la défense. Elles sont invariablement jointes au débat au fond et invariablement rejetées sans motivation sérieuse. Les règles de procédure sont pourtant d'ordre public et parfois d'ordre public international, comme celles posées par les conventions internationales ratifiées par l'Algérie (seulement pour faire croire aux étrangers que l'Algérie est un Etat de droit. En tous cas, personne n'y croit). Ceux qui pensent que si l'Algérien ne s'indigne pas de tant d'injustice parce qu'il a perdu toute dignité se trompent lourdement. Si sa patience est grande, sa colère est infinie.


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