Le plus terrible et le plus dramatique, c'est d'avoir appris que d'autres départs sont d'ores et déjà programmés et que d'autres jeunes vont encore tenter, dans quelques jours, la traversée de la mort. Ils s'appellent Mourad, Ahmed, Khaled, ou encore Hasni, Houari. Ils ont entre 21 et 30 ans. Il y a aussi deux enfants ne dépassant pas les 24 mois. Ils ont des familles, des amis et des voisins qui les respectent, les apprécient, ils ont des visages qui s'affichent en boucle sur les réseaux sociaux, instant donné d'une vie figée. Mais depuis 48 heures, ils ne sont plus qu'un chiffre froid, celui de 20, avec ce vocable accolé, 20 harragas, morts ou disparus en mer après que leur embarcation a pris feu et chaviré, à quelque 50 milles au large des côtes oranaises. Seulement 9 passagers ont pu être sauvés et se trouvent hospitalisés à Tenès, comme annoncé par une dépêche de l'agence de presse officielle, qui précise que c'est un navire battant pavillon libérien qui est intervenu pour secourir les rescapés en mer. Depuis ce jeudi, et l'annonce de ce drame en mer, un de plus malheureusement, Oran est sous le choc, consternée et sans voix, car ce groupe de 29 hommes et femmes, des couples avec des enfants en bas âge, sont majoritairement originaire d'Oran, plus précisément de deux quartiers anciens et populaires : Cholet à l'ouest d'Oran et St-Eugène. Une attente insoutenable Hier sur place, notamment à Cholet, des groupes d'hommes et de jeunes sont aux abords du marché, les visages et les regards sont tristes et fermés, et très rapidement la demeure de l'un des jeunes harragas se distingue. Des chaises sont en train d'être installées, il y a beaucoup de va-et-vient et deux hommes particulièrement entourés, le père et l'oncle de l'une des victimes, un jeune homme de 21 ans. "Que voulez-vous que je vous dise, on ne sait pas ce qui s'est passé exactement, mon neveu était jeune et apprécié, mais il n'avait rien dans la vie", lâche sur un ton calme l'oncle, les yeux cernés, une barbe de deux jours et l'air un peu hagard, en état de choc. Son frère, le père, arrive, nous salue et raconte sa douleur, et comme pour tenter d'expliquer le désir fou de son fils de partir, il éclate : "Je savais qu'il voulait partir, je lui disais que ce n'était pas une solution, qu'il valait mieux rester avec nous, dans sa famille, mais je n'ai rien pu faire, je ne pouvais pas le retenir… J'ai essayé !... Tous les jeunes ne veulent que ça : partir, partir !..." Des voisins s'approchent, tout en eux dégage une colère sourde et profonde, étouffée jusqu'ici : "Il n'y a rien ici pour nous, on nous méprise, nulle part vous n'êtes reconnu, et respecté, on n'a rien à faire, ni emploi ni rien, personne dans l'administration ne nous accorde un peu de respect, partout où vous allez, si vous n'avez pas de connaissance ou si vous ne payez pas, on ne vous regarde même pas." À ce moment-là, un jeune homme à la carrure impressionnante, le visage complètement défait par le chagrin, nous dit : "Vous savez, l'Etat en Algérie, il n'aime pas son peuple, il le méprise, c'est ‘dawla' qui fait tout pour pousser les jeunes à partir." Et d'ajouter : "Il ne nous aime pas, et nous non plus, on ne l'aime pas cet Etat, ils ne sont là que pour voler… Et voilà... Ils étaient tous jeunes." D'autres nous montrent, d'un geste panoramique, le quartier, comme pour dire : qui ne voudrait pas partir de ce lieu oublié, sans espoir, Cholet avec ses ruelles défoncées, ses vieux haouchs rongés par l'humidité et, par endroit, des extensions de bidonvilles ?
"Allez chercher nos enfants" Des proches des 20 harragas disparus en mer sont tous partis sur Chlef, dans l'espoir que parmi les 9 rescapés, c'est l'un des leurs qu'ils trouveront. Un autre père de famille, totalement abattu, enfermé chez lui, nous reçoit finalement. "Ils sont partis d'Aïn de Franine". Là encore, c'est un homme choqué, plein de remords, d'impuissance, qui parle. Lui aussi savait que son fils voulait partir coûte que coûte : "Il m'a dit au revoir, et je ne sais pas… j'ai tenté de le retenir, de le convaincre de ne pas y aller." Et d'ajouter : "Peut-être qu'il est encore en vie, il avait un gilet, j'ai 1% de chances de le revoir, il voulait seulement rejoindre des amis qui ont réussi à passer en Espagne, et il espérait comme eux y arriver, il parlait tout le temps avec eux sur Skype." Se prenant la tête à deux mains, ce père nous dit que son fils aurait pu devenir fou s'il n'était pas parti. Alors que pour l'heure, les circonstances du naufrage ne sont pas clairement établies, beaucoup ne parlent qu'au présent des 20 disparus, comme pour croire à un miracle. Un miracle, comme la petite fille de deux ans sauvée, alors que son père, sa mère et son frère sont morts noyés. L'on nous assure que l'enfant a pu être sauvée grâce à l'un des harragas qui, lorsqu'ils se sont tous retrouvés à l'eau, l'a attachée à un bidon. Hier, dans les deux quartiers d'Oran touchés par ce drame horrible, c'est comme si le poids de la terre entière leur était tombé dessus, faisant fléchir les épaules, les têtes. Tous ne demandent qu'une chose : que l'Etat fasse le nécessaire pour lancer des opérations de recherche, au plus vite. "Il y a encore peut-être une chance de trouver des survivants, quant aux corps, la mer ne nous les rendra pas maintenant, on ne sait pas quand et où ils reviendront", lâchent d'autres proches des familles des harragas. C'est un peu avec cet espoir fou que des familles des 20 harragas ont été spontanément, nous dit-on, à la pêcherie d'Oran, là où se trouve le siège des gardes-côtes pour leur demander de chercher leurs enfants en mer. Mais le plus terrible, le plus dramatique, est d'avoir appris que d'autres départs sont d'ores et déjà programmés, et que d'autres jeunes vont encore tenter, dans quelques jours, la traversée de la mort. Rien ne semble arriver à les en dissuader, que ce soit dans les deux quartiers touchés ou dans d'autres à Oran, le désespoir et une conviction profonde qu'il n'y aura rien de bon pour eux dans leur propre pays. "L'Etat ne veut rien faire pour nous. Si un de leur fils à eux se perdait en mer, ils renverseraient la mer pour le retrouver, mais nous, ils ne veulent pas de nous", lâche un jeune au moment de les quitter. Nous laissons derrière nous monter des maisons les pleurs et les cris des mères, des filles et des sœurs des 20 disparus d'Oran. D. LOUKIL