En septembre dernier, sept jeunes harraga se sont jetés à la mer pour échapper aux gardes-côtes. Les familles affirment qu'ils ont été abandonnés par la Marine. Trois d'entre eux sont toujours portés disparus. Comme tant d'autres, ils ont voulu échapper à leur quotidien. En septembre dernier, quinze jeunes Annabis embarquent à bord d'un petit bateau à moteur pour rejoindre l'Europe. Interceptés par les gardes-côtes algériens, à 36 km du rivage, leur voyage tourne au cauchemar quand sept d'entre eux se jettent à l'eau. Seuls quatre ont pu être sauvés après trois heures de lutte pour survivre dans l'eau froide. Les rescapés affirment avoir été «abandonnés» par la Marine. Les familles des disparus, elles, réclament «justice et vérité» sur la disparition de leurs enfants. C'est l'histoire de ce voyage que racontent Saïfeddine (voir ci-contre) et les familles des trois jeunes disparus, Amine, Mohamed Lamine et Ramzi, tous issus des quartiers populaires de Sidi Achour et Bormet El Gaz. A Annaba, la harga est toujours d'actualité. Boudjemaâ Kadjouh, 54 ans, retraité militaire et père de Amine, l'un des trois disparus, raconte : «Mon fils n'est pas une exception. La majorité des jeunes Algériens aspirent à partir d'ici. Moi, je ne savais pas qu'il allait partir sinon je l'aurais sûrement empêché de faire ça.» Amine, 21 ans, étudiait par correspondance et venait juste d'achever une formation en comptabilité. Sa mère, Zahoua, ne se remet toujours pas de sa disparition. Aller sans retour Pour elle, Amine est toujours vivant : «Ce jour-là, plusieurs bateaux ont pris la même direction. Il se peut qu'il soit toujours vivant, emprisonné en Tunisie ou réfugié dans les camps au sud de l'Europe.» Ici, personne ne croit à leur mort. Ramzi Bechiche, 25 ans, diplômé en peinture en bâtiment, ne s'est décidé à partir qu'après avoir reçu son diplôme. Sa mère justifie son départ par la misère qui gagne sa famille. «Ramzi, son frère et son père sont au chômage. Mais Ramzi était débrouillard. C'est lui-même qui a financé son voyage. Il n'arrêtait pas de me parler de l'Europe. Il me disait qu'il ne supportait pas la vie ici et je n'ai rien pu faire pour l'empêcher de partir, car je me disais qu'il allait peut-être y arriver», regrette Habiba, les yeux baissés. Saliha est la mère de Mohamed Lamine Djeffal, 22 ans, lycéen, le troisième des disparus. Il met fin à ses études en 1re année au lycée et fait de l'Europe son ultime rêve. «C'est moi qui lui ai donné les 100 000 dA pour payer son voyage, confie-t-elle, les larmes aux yeux. Je n'avais pas le choix. Il n'arrêtait pas de menacer de se suicider. Finalement, son aller était sans retour.» Selon les témoignages des familles, ces jeunes qui risquent leur vie aspirent tous à la même chose : «vivre dans la dignité». Chemsou, 21 ans, propriétaire d'un magasin d'alimentation générale et ami proche d'Amine, se souvient : «C'était un bon vivant. Il ne pensait qu'à vivre en Europe, comme tous les jeunes de Annaba.» Chemsou a déjà tenté le coup. Il raconte qu'Amine devait partir avec eux si le passeur n'avait pas limité le nombre de places à douze. «A l'époque, c'est la mère d'un de nos compagnons qui avait alerté les gardes-côtes.» Sur facebook, Chemsou montre les photos d'un ami au pied de la Tour Eiffel. «Il vient juste d'arriver à Paris. Il a beaucoup de chance, car il est aujourd'hui en France. Personnellement, j'ai épuisé toutes les voies légales. Pourquoi nous refusent-ils le visa ?» Difficile de rencontrer les douze rescapés. «Tout le monde n'a pas envie de reparler de cette expérience», explique Oussama, le frère aîné de Amine. Imams La culpabilité fait fondre en larmes Saïfeddine. Boudjemaâ et les trois mères tentent de le réconforter, en vain. «Nous ne te reprochons rien», rassure Saliha. «J'aurais pu être à leur place. Je n'ai pas pu les sauver, mais je ne suis responsable en rien», insiste Saïfeddine pour mieux s'en convaincre. «La vie est dure à l'Est. A Annaba, tout est une question de maârifa. Nous ressentons el ghorba (l'exil) quotidiennement. Nous sommes étrangers dans notre propre pays. Il n'y a que les enfants des riches qui savourent la vie. Les pauvres comme nous se battent entre eux pour un morceau de pain.» Saïfeddine avoue qu'il n'est pas à sa première tentative. Son visage est pâle. «Je suis sous traitement et je me fais suivre par un psychologue et des imams. Je n'arrive toujours pas à me rétablir», avoue-t-il. Saïfeddine affirme que les sept qui se sont jetés à la mer n'ont pas été secourus par les gardes-côtes. «L'un de mes compagnons dormait, alors que d'autres étaient sous l'effet de la drogue. Ils se sont jetés sans réfléchir. Personne ne les a obligés à le faire, y compris moi», assure-t-il. «Mais pourquoi la Marine algérienne les a-t-elle abandonnés en plein mer ?» s'interroge sans cesse Saliha. Me Salah Debouz, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (Laddh) cherche à obtenir plus de détails auprès de Boudjemaâ. «Avez-vous porté plainte ?» demande l'avocat. Le père d'Amine semble ignorer la procédure. «Nous sommes allés voir le procureur de la République qui nous a demandé d'attendre le retour de la requête de Constantine», répond-t-il. Me Dabouz suggère aux familles de déposer plainte contre les gardes-côtes pour «non-assistance à personnes en danger» et explique la procédure à suivre. Amir, 22 ans, étudiant en 2e année en sciences économiques et ami d'Amine affirme qu'aucune recherche n'a été entamée dans l'immédiat. «Les gardes-côtes ne sont partis à la recherche des trois autres que 48 heures plus tard, avoue-t-il. Il a fallu qu'on ferme la route et qu'on conteste pour qu'ils partent enfin à leur secours.» Quatre jours de recherches, en vain. Malgré cela, aujourd'hui, après huit mois sans nouvelles, les familles n'ont pas perdu espoir de revoir leurs enfants.