M. Ghaleb Bencheikh a été élu en décembre 2018 à la tête de la Fondation de l'islam de France en remplacement de Jean-Pierre Chevènement. Dans cet entretien, il dévoile ses projets pour réconcilier les citoyens français, musulmans ou pas, autour du fait islamique. Liberté : Pourquoi vous êtes-vous porté candidat pour diriger la Fondation de l'islam de France ? Ghaleb Bencheikh : Tout simplement par cohérence dans mes engagements. En ce sens que je ne peux pas "m'égosiller" depuis un quart de siècle dans toutes mes conférences et mes prises de parole publiques sur l'importance de l'éducation et de la culture comme antidotes à la déferlante salafiste, puis je fais la fine bouche lorsqu'il s'agit de présider une institution dont c'est justement la vocation… Le ministère de l'Intérieur pense à revoir la loi de 1905 sur l'organisation des cultes. Y êtes-vous favorable ? La loi dite de séparation du 9 décembre 1905 est très bien avec ses articles fondamentaux. Il n'y a pas lieu d'y toucher. En revanche, toiletter un ou deux articles techniques par souci d'équité, quant à l'entretien des lieux de culte, serait à voir. Ce serait, tout simplement, pour qu'il n'y ait pas "rupture" de l'égalité républicaine sur ce point entre l'ensemble des citoyens… Comment faut-il, selon vous, combattre la montée du salafisme en France ? Encore une fois, par l'éducation, la culture, la connaissance et l'acquisition du savoir et davantage par le fait de sensibiliser des jeunes gens, garçons et filles, à la beauté, à l'intelligence, aux beaux-arts, aux belles lettres, à la musique, à la poésie, à tout ce qui élève l'esprit et "flatte" les sens. On doit contrecarrer le salafisme et son emprise sur la jeunesse par toute action qui l'émancipe de la domination d'un discours religieux culpabilisant axé uniquement sur l'obsession de la norme religieuse et sur l'approche infantilisante binaire : licite et illicite. Il est temps d'élargir l'horizon à autre chose que la promesse du paradis et la menace de l'enfer. Les maîtres-mots dans la résistance à l'offensive fondamentaliste islamiste demeurent toujours l'éducation, la culture, l'esthétique et la connaissance ainsi que l'ouverture sur le monde et l'importance de l'altérité, notamment confessionnelle. Le gouvernement français envisage pour sa part des solutions très pratiques comme le contrôle du financement des mosquées et la formation. C'est ce qui doit être fait ? A terme, oui, surtout en ce qui concerne, d'abord, la formation des imams. Il faut bien qu'on ait des imams qui connaissent très bien les questions religieuses et théologiques, dans la diversité des différentes écoles et qui aient la possibilité de pouvoir interroger ce patrimoine, de le subvertir s'il le faut, et qui aient l'intelligence et l'audace de transgresser des tabous dressés au fil du temps, sans craindre le retour d'un châtiment surnaturel. Ces imams doivent, en même temps, connaître la France, son héritage culturel, l'histoire de ses institutions, les mécanismes de la laïcité, etc. La formation des imams est donc nécessaire. On ne peut pas continuer indéfiniment à "importer" des imams qui ont une vision du monde différente de ce qui se passe en Europe et une faible connaissance de la société française. Comment tarir les sources de financement qui viennent de l'étranger ? Il faut se prémunir des financements conditionnés aux pratiques idéologiques fondamentalistes. En revanche, il est possible d'accepter des souscriptions nationales et internationales transparentes contrôlées par des organismes comme la Cour des comptes. Une redevance ou une contribution sur le pèlerinage ou le hallal pourrait également être instituée pour financer le culte musulman. Mais le mieux est peut-être de créer une association qui collecte l'argent et qui aura la charge de le redistribuer aux différentes instances œuvrant dans le domaine de la pratique cultuelle islamique en France. Quels sont vos projets à la Fondation de l'islam de France ? Nous allons d'abord continuer ce qui a été fait sous la présidence Chevènement. Ceci s'articule sur trois axes principaux. D'abord poursuivre l'aide aux doctorants en islamologie fondamentale et appliquée. Nous avons besoin de jeunes étudiants intelligents, tenant un discours rationnel sur le fait islamique, afin de redonner à l'islamologie – discipline de prestige — ses lettres de noblesse. Pas moins de 300 000 euros ont été alloués pour aider les étudiants en thèse. La deuxième action consiste à aider les futurs imams sur le plan universitaire, à compléter leur formation religieuse par un cursus "profane", sur la laïcité, le fonctionnement des institutions, les valeurs républicaines. En troisième lieu, nous allons poursuivre, consolider et enrichir tout le travail autour du campus numérique, une sorte d'université virtuelle qui s'appelle "Lumières d'islam". Elle dispose d'une centaine de vidéos enregistrées et d'une quarantaine déjà en ligne. Elle sera "augmentée" de la mise en place d'une WebTV et des espaces de formation en ligne. En termes de projets, nous comptons créer une université populaire itinérante pour lancer des débats comme "une thérapie par la parole" en vue de réconcilier les citoyens autour du fait islamique et de son intelligibilité. Cette université permettra aux musulmans et aux non-musulmans de s'exprimer sur toutes ces questions dans un cadre serein et apaisé. Ce sera l'occasion de débattre calmement sur des sujets cruciaux et de désamorcer les craintes et d'apprivoiser les peurs pour assoir les fondations d'une société commune. Cette université populaire itinérante ira de pair avec l'organisation de colloques internationaux pour dirimer les thèses fondamentalistes et faire émerger les grandes lignes de la réforme de la pensée en contextes islamiques. Où auront lieu ces débats ? Ils auront lieu dans des instituts, des universités, des auditoriums, dans des salles publiques… Nous voulons aussi instituer un prix annuel en lien avec les cultures d'islam. Il récompensera des œuvres diverses dans les domaines de la littérature, des arts et de la culture. Nous allons également organiser une grande exposition intitulée "L'Europe et l'islam : 15 siècles d'histoire". Elle sera montée dans un grand espace, peut-être le Louvre ou le Grand Palais et s'étalera sur trois époques : les origines, le début de l'islam et son expansion ; la résilience de l'islam face aux croisades et à l'invasion turco-mongole ; la période contemporaine et les Etats-nations. L'objectif est de montrer la forte prégnance et les échanges cvilisationnels entre l'Europe et les empires de l'islam. Cette exposition a pour objectif d'avoir un très grand retentissement mondial. Elle devrait se tenir à la fin de l'année 2021. Le gouvernement français vous a-t-il consulté pour son projet de réforme de l'islam de France ? Pas le gouvernement d'une manière officielle, mais des députés de la majorité m'ont auditionné sur ces questions, en effet. Je pense qu'il est temps pour les musulmans d'organiser mieux encore la pratique de leur culte. Ils doivent le faire d'une manière harmonisée, normalisée, voire banalisée. L'Etat doit, de son côté, dans le respect de la loi de séparation, faire en sorte de susciter, tel un catalyseur, des interlocuteurs responsables, sérieux et compétents, qui font preuve d'abnégation et de dévouement avec un sens aigu de l'intérêt général et un sens de l'histoire. On salue à travers vous, l'arrivée d'un musulman à la tête de la Fondation de l'islam de France. Fallait-il, selon vous, un musulman pour diriger cette institution ? Dans l'absolu, non, ce n'est pas une nécessité. Mais au niveau de la symbolique, oui, au-delà de ma petite personne. Il faut rappeler que la Fondation de l'islam de France est une institution laïque reconnue d'utilité publique. Elle fonctionne avec la participation de l'Etat. Trois ministères, ceux de l'Intérieur, de l'Education nationale et de la Culture y sont représentés au plus haut niveau dans son conseil d'administration. La fondation "appartient" aussi à ses donateurs, en l'occurrence les entreprises-mécènes telles que la SNCF, les Aéroports de Paris, CDC habitat… Ces donateurs ont, en quelque sorte, un droit de regard sur la manière dont la fondation est administrée. Cela étant précisé, pour les citoyens français musulmans et pour les étrangers de confession islamique résidents en France, l'élection d'un musulman à la tête de la fondation a une charge symbolique et émotionnelle forte, car ils estiment qu'il est des "leurs" et qu'il connaît l'islam de l'intérieur. Ainsi aura-t-il à cœur de prendre en charge les préoccupations de la frange islamique de la société française. Bio express : Ghaleb Bencheikh est islamologue. Il est le fils de cheikh Abbas Bencheikh El Hocine, ancien recteur de la Grande Mosquée de Paris (entre 1982 et 1989). Outre son rôle à la Fondation de l'islam de France, Ghaleb Bencheikh a d'autres responsabilités. Il préside la branche française de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Il est également membre du comité de parrainage de la Coordination pour l'éducation à la non-violence. Ghaleb Bencheikh est aussi un homme des médias. Il présente depuis 2000 l'émission "Islam" sur France 2. Il est, en outre, l'auteur de plusieurs ouvrages sur l'islam, son rapport à la laïcité et ses liens avec les autres religions.