Le 7 février est une date particulière dans la mémoire collective du village Aït Mesbah : l'anniversaire du décès de leur fils prodigue Amar Ath Ouwdhe, membre fondateur de l'Etoile Nord-Africaine en 1926. Il a fait très beau en ce 8 février 2019. La Kabylie entière était sous l'affectueuse caresse d'un soleil radieux, donnant au Djurdjura l'occasion d'exhiber cet éclatant burnous dont il s'est fièrement revêtu depuis quelques jours déjà. Pour le village Aït Mesbah (commune de Beni Douala), la veille (7 février) est une date particulière dans la mémoire collective. Date qu'il a l'habitude de marquer d'une pierre blanche et pour cause : c'est l'anniversaire du décès de leur fils prodigue Amar Ath Ouwdhe (de son nom agnatique). Cette année, il s'agit du cinquante-neuvième. Avec une journée de retard, vendredi oblige, le village s'est donc attaché avec autant de passion que de retenue à honorer la mémoire de cet immense révolutionnaire. Ami de son fils Mohamed, j'ai eu l'honneur d'être convié avec quelques amis et parents à la cérémonie commémorative. Elle fut à plus d'un titre aussi mémorable qu'instructive. Puissent ces quelques lignes donner envie au lecteur de chercher à connaître ce que fut Imache Amar, car l'histoire officielle n'a eu de cesse de l'ostraciser. À peine sortis de Tizi Ouzou, à quelques encablures, la route menant à Beni Douala nous donne l'impression de s'ouvrir sur le ciel. Dès le piémont, la verdoyance alentour, la rudesse de la pente, la sinuosité du tracé sonnent comme une invitation à se défaire de ses oripeaux, de ses sombres pensées ; à être en cohérence avec la nature et avec soi-même quel que soit le prix à payer. C'est cela la rançon de la montagne, dit-on. On roule depuis quelques minutes que voilà le virage de Thala Bouinan. Lieu de sinistre mémoire pour avoir été le lieu de l'assassinat de Matoub Lounès. Il est là, témoin inamovible d'une façon d'être ce qu'on est, comme pour le rappeler à ceux qui en doutent. Tout au long du trajet, ce n'est qu'harmonie et murmure de la nature. Du nouveau : nulle trace de plastique, canettes de bière, détritus et autres incommodités. Le concours du village le plus propre a fait des émules. En traversant Tihgzert, un groupe de jeunes volontaires, pelles et pioches en œuvre, en donne la confirmation. Dieu seul sait ce dont les jeunes sont capables quand on leur donne l'occasion de se prendre en charge. Plus loin, c'est Beni Douala, toujours aussi grouillante et instable sur sa crête. En la traversant, je n'ai pu m'empêcher de jeter un œil sur le lieu de l'ancienne SAS. L'image du sinistre capitaine Oudinot me revint l'esprit et m'escorta jusqu'à la sortie de la ville. À notre arrivée au village d'Imache Amar, le même état de propreté accueille le visiteur. Combien en serait-il fier s'il était encore de ce monde, lui qui a consacré toute sa vie à lutter pour que toute l'Afrique du Nord en vienne à se débarrasser de l'ordre colonial et accéder au statut d'entité indépendante, au même titre que toutes les communautés humaines civilisées. C'était, faut-il le rappeler, tout le programme de l'Etoile Nord-Africaine dont il a été membre fondateur en 1926 et qu'il n'a cessé de défendre jusqu'à ce qu'il se sépare de son compagnon Messali auquel il reprochait, entre autres, son penchant pour le zaïmisme, sa vision d'une Algérie exclusivement arabo-islamique et surtout le programme du PPA (le nouveau parti que Messali venait de créer avec un programme en retrait par rapport à celui de l'ENA sur la question de l'indépendance de l'Algérie). Imache le démocrate a fait le choix de la conscience et a préféré quitter un mouvement dont il ne partageait plus ni le discours ni la méthode. C'était en 1937. La Seconde Guerre mondiale lui sera fatale, il fut déporté en Allemagne d'où il reviendra grandement diminué. Il rentre définitivement au pays pour fonder un foyer à l'âge de 52 ans. Lorsque la guerre de libération nationale fut déclenchée, il était si diminué physiquement qu'il ne pouvait que prodiguer quelques bons conseils aux responsables maquisards qui venaient le solliciter. Il meurt de maladie et dans le dénuement le 7 février 1960, laissant une veuve et cinq enfants en bas âge. Mohamed Imache, le fils aîné d'Amar, nous attendait à l'entrée du village. Direction le cimetière du village. Il grouillait de monde. Certains venaient de se recueillir près du monument dédié à la mémoire des martyrs d'Aït Mesbah et c'est maintenant autour de la tombe d'Imache que le cheikh du village expliquait, versets du saint Coran à l'appui, ce qu'a été le combat d'Imache Amar. Après la Fatiha, rendez-vous est pris à l'école primaire du village qui s'est parée pour la circonstance de ses plus beaux atours. Les jeunes du village, de l'association Imache-Amar, se démènent dans tous les sens. Une grande salle, des dizaines de chaises ordonnées, tables pour les "officiels" : président d'APC, vice-président, chef de daïra et d'autres dont l'auteur de ces lignes. Deux heures durant, les micros n'ont pas chômé et les interventions furent pertinentes. Les principaux thèmes – histoire, démocratie, identité, nationalisme, colonialisme, indépendance – qui ont été au centre des préoccupations et du combat d'Imache Amar ont été soulevés, même si cela n'a pas toujours été de façon structurée. Les jeunes organisateurs avaient l'œil à tout. Beaucoup de femmes étaient présentes et dont le charme rehaussa cet instant de grâce. C'est même une jeune officiante qui a conduit de main de "maîtresse" l'ordonnancement des débats. Pour clore, les succulents beignets de la collation scellèrent une cérémonie que l'on se fera un plaisir de revivre l'année prochaine. Ce que nous a donné à voir le village Aït Mesbah l'espace d'une journée commémorative ne peut laisser indifférent. Comparé au marasme apathique ambiant et l'anomie qui nous guette, il laisse une lueur d'espoir qui pourra éclairer le sombre dédale dans lequel l'Algérie s'est fourvoyée et duquel il faudra bien sortir un jour ou l'autre par autre chose que des barques de fortune. S'il est vrai qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, il est tout aussi vrai que l'arrivée de la première est le prélude à celle de toute la nuée. Ce qu'il faut aussi retenir est qu'en plus de ce qu'il a fait et de ses positions progressistes, c'est le personnage Imache lui-même qui est à l'origine de cette lueur. Imache n'est ni un chanteur, ni un footballeur, ni un acteur de cinéma. C'est une personnalité historique, modeste et honnête, dont la rectitude, les vertus et les qualités morales ont été reconnues par ses contemporains, y compris ses adversaires politiques les plus acharnés. Le fait qu'elles le soient aussi par les jeunes d'aujourd'hui montre que le pays recèle un potentiel réceptif qui sait distinguer le bon grain de l'ivraie. Un potentiel qui ne demande qu'à éclater de toute sa généreuse disponibilité et son génie créateur pour peu que ses élites lui montrent la voie. Pour cela, des hommes comme Imache Amar se doivent d'être "déterrés" : l'Algérie en a grandement besoin. K. R. (*) Cadre