Ceux qui, pour une raison ou une autre, ont cultivé des doutes sur l'attachement de la génération postindépendance aux valeurs de Novembre et de la Soummam ont eu, avant-hier, un démenti cinglant. Des millions de manifestants, jeunes pour la plupart et des deux sexes surtout, ont submergé les artères des principales villes algériennes à l'occasion du 20e vendredi de la Révolution du sourire, pour renouveler leur aspiration au changement. Bien évidemment, la symbolique du 5 Juillet est pour beaucoup dans cette déferlante humaine qui, malgré la chaleur torride de ce début d'été, a submergé la rue algérienne. La dernière phrase prononcée par le 4e martyr du Hirak, Mustapha Kenatri, décédé ce vendredi 5 juillet, est : "Celui qui ne sort pas aujourd'hui est un traître." C'est dire le lien quasi fusionnel qu'ont les Algériens avec la Révolution de Novembre 1954. Et, depuis le début de l'insurrection citoyenne, les manifestants ont toujours fait référence à cette épopée grandiose en arborant les portraits des novembristes de la première heure (Boudiaf, Krim, Abane, Ben M'hidi, Ben Boulaïd, etc.). Mais en sortant en si grand nombre le jour anniversaire de l'indépendance du pays, les manifestants ont voulu délivrer un message essentiel : le changement réclamé depuis le 22 février n'est rien d'autre que le parachèvement de l'indépendance du pays. "Nous voulons notre indépendance", ont d'ailleurs scandé des manifestants. "Partez ! Libérez l'Algérie !" ont crié d'autres. Ainsi, les manifestants ont clairement exprimé leur rejet du système politique en place en 1962 et de tout ce qu'il a commis depuis : squat du combat libérateur, prise en otage du pays et de son devenir, confiscation des libertés, etc. Et comme lors des premières manifestations, les têtes du chef de l'Etat par intérim, Abdelkader Bensalah, comme celle de son Premier ministre, Noureddine Bedoui, tous les deux perçus par la rue comme des débris du régime de Bouteflika, sont réclamées. Le fossé est donc si large entre le peuple et le régime actuel qu'aucune offre politique de celui-ci ne semble en mesure de gagner l'adhésion de la rue. Du moins tant que ces deux responsables sont maintenus à leur poste. D'ailleurs, toutes les propositions formulées jusqu'ici par l'ancien président du Conseil de nation, y compris sa dernière offre portant sur un "dialogue inclusif" qui débouchera sur la présidentielle, ont été rejetées par les manifestants en entonnant les habituels slogans : "Pas de dialogue avec la bande" ou encore "Pas de vote avec la bande". Même le chef d'état-major de l'ANP, Ahmed Gaïd Salah, épargné les premières semaines du hirak, ne semble plus jouir de la confiance des manifestants qui n'ont pas hésité à le brocarder, vendredi 5 juillet, en scandant : "Gaïd Salah, on ne te fait pas confiance, ramenez la BRI et les forces spéciales !" La confiance entre la rue et les tenants du pouvoir est rompue et, au lieu d'œuvrer à réduire le fossé qui les sépare du peuple, ces derniers persistent dans leur attitude belliqueuse et, du coup, annihilent eux-mêmes les chances de leur discours de faire mouche au sein de l'opinion. Car, sinon, comment expliquer qu'au lendemain même d'une invitation à un "dialogue inclusif" lancée par le chef de l'Etat par intérim aux partis politiques, aux différents acteurs de la société civile et même aux animateurs du mouvement populaire, les forces de l'ordre ont procédé à l'arrestation de plusieurs manifestants dont trois secrétaires nationaux du FFS ? Le bon sens voudrait que cet appel au dialogue — si la volonté politique de mettre un terme à la crise existe véritablement — soit accompagné par des mesures d'apaisement, comme la libération des détenus, la levée de l'interdiction qui frappe l'emblème amazigh, la levée du dispositif sécuritaire monstre déployé chaque vendredi dans la capitale et des barrages filtrants dressés aux portes d'Alger. Après les grandioses manifestations de ce 5 Juillet et les messages délivrés par des millions d'Algériens pour l'occasion, le régime maintiendra-t-il sa feuille de route et ses méthodes unanimement décriées, au risque d'aggraver la crise ? Ou, au contraire, se résoudra-t-il à une nouvelle approche, moins répressive, plus conciliante et, surtout, plus adaptée au nouveau rapport de force qui est de moins en moins en sa faveur ?