C'est presque incognito qu'il a séjourné en juillet dernier à Alger. Pourtant, Chafik Gasmi est l'un des grands noms du design. Son parcours, ses œuvres et ses multiples succès en témoignent. Sa passion pour l'architecture, il ne se rappelle pas avoir vécu un jour sans elle. Elle est aussi vieille que lui, ou presque. Mais, lui, il est encore jeune. 43 ans, et les plus rabat-joie ne lui en donneraient pas plus de trente. Fils d'entrepreneur et enfant d'Alger, voilà sans doute les deux facteurs qui vont “condamner” Chafik Gasmi, très tôt, à aimer l'architecture et, plus tard, à plonger dans le monde du design. “Dans mon enfance, je ne crois pas avoir habité une maison finie”, se souvient-il. Son bricoleur de père trouvait toujours quelque chose à modifier dans la maison familiale. Une poutre à supprimer, une cloison à refaire, une balustrade à changer. Une perpétuelle “quête du beau” se déroulait déjà sous ses yeux. “J'aimais tellement voir les choses sortir de terre”. Le métier de son père le servait donc bien. Mieux, il cultivait en lui une vocation. Doucement, insidieusement presque. Au grand bonheur de Chafik. Et, ce qui ne gâtait rien, le même spectacle, car c'en était un pour lui, se poursuivait aussi dehors. Il devait chaque matin traverser des centaines de mètres de chantier, pour se rendre à l'école. C'était du côté de Lavigerie, pas loin d'El Harrach. Mais, Alger, c'était aussi l'éclat du soleil, le bleu de la mer, la douce brise des soirs d'été, le blanc immaculé des murs de la cité, les senteurs qui embaumaient ses grands boulevards et ses ruelles étroites. Le jasmin des cours et des balcons, mais aussi les effluves gargotières de la sardine grillée. De quoi dessiner un design. Les sensations généreuses d'Alger auront donc bercé son enfance. Elles l'accompagneront et le feront rêver jusqu'au jour où il quittera sa ville natale à destination de Paris. Et même ce jour-là. Peut-être ce jour-là surtout. C'était en 1977, il avait 15 ans et, dans sa tête, la décision de devenir architecte était déjà bien ancrée. C'est par le port qu'il s'extirpera de la ville. Du pont du bateau qui s'éloignait doucement, Chafik contemplait Alger qui rapetissait jusqu'à n'être plus qu'une petite tâche blanche, lointaine, mais toujours flamboyante comme un soleil minuscule. Nouveau spectacle, nouvelle sensation. Nouvelle et pourtant bel et bien algéroise. Mais Chafik le savait : c'était la dernière, avant longtemps, que sa ville natale lui offrait… Désormais, il appartiendra à Paris, la capitale du spectacle, de parfaire l'œuvre d'Alger. De grands poètes et écrivains, tels que Lâadi Flici, Léopold Senghor, Anna Greki, Albert Camus, André Gide et… Dahmane El Harrachi, pour ne citer que ceux-là, ont été inspirés par la beauté pittoresque d'Alger, ses couleurs et ses senteurs, sources de sensations fortes. Chafik, lui, y puisera la teneur poétique qui, plus tard, marquera ses œuvres de designer. Plus encore, elle lui permettra, conjuguée à son talent et à son génie propres, de forger sa propre conception du design. Ces sensations lui ont sûrement apporté ce “petit plus” qui va le distinguer de ses pairs. Jusqu'à en faire, aujourd'hui, l'un des grands noms du gotha mondial du design, et notamment l'un des précurseurs de ce que l'on appelle “le design ethnique”. Si bien que la presse française manque rarement de faire référence à ses repères culturels africains, algériens et berbères, omniprésents, semble-t-il, dans ses créations. Ce qu'il assume volontiers, du reste. “Je suis d'Alger, je me reconnais dans les danses africaines plus que dans toute autre et, aujourd'hui encore, je parle Kabyle chaque fois que l'occasion m'en est donnée, notamment avec mes parents.” De la chaise “bizarre” sur le trottoir à … “la table qui marche”. Certains le présentent volontiers comme le pionnier de ce mouvement artistique. Lui, par contre, hésite à le dire aussi crûment. Car, Alger de son enfance inculquait aussi la modestie. C'est Sandra, sa femme, une charmante dame, une preuve vivante du goût raffiné de son designer d'époux, qui le confirme. Timidement, presque sur le ton de la confidence. Mais Sandra n'est pas que l'épouse. De l'œuvre et du parcours de Chafik, elle connaît tout. Dans le menu détail. De ses projets aussi. Du reste, elle en parle comme lui, avec la même passion. “C'est tout à la fois ma femme, mon assistante, ma conseillère en communication, mon manager, etc.”, affirme Chafik. C'est elle qui, la première, évoquera cette œuvre de référence, qui a pris le nom de “La table qui marche”, née dans la tête de Chafik et produite par un maître-ébéniste parisien de renommée. Le meuble 100% bois, dont Chafik a judicieusement incliné les pieds, fait penser à un quadrupède en mouvement. Bien que doté d'un talent exceptionnel, le maître-ébéniste en question a dû recourir à l'assistance de… Chafik qui, lui-même, a dû se mettre à la menuiserie. Mais, bien avant cette table inspirée de la faune, il y eut cette sellette en bois qu'il venait de fabriquer après l'avoir lui-même dessinée. Il va transporter “ce meuble un peu bizarre” dans la malle de sa voiture et le présenter au responsable d'une association de designers parisiens. Posé à même le trottoir, l'objet fait immédiatement réagir l'expert. “Je n'ai jamais vu ça, je vous demanderais bien de me la laisser quelques jours”, dit-il, manifestement ébahi. Exposée dans le hall du siège de l'association, cette sellette sera pendant quelque temps la pièce vedette de l'endroit. Elle va surtout faire connaître son concepteur, qui va alors se lancer dans une formidable aventure. Une aventure qui n'est pas près de s'arrêter. Mais, comment donc Chafik est-il passé de l'architecture au design ? On ne peut vraiment dire qu'il fut architecte avant d'être designer. On ne sait trop. Peut-être a-t-il toujours été designer ? Sans doute s'était-il seulement “mis en veilleuse” pour un temps ? Une chose est sûre : son parcours est atypique et sa réussite exceptionnelle. Le bac en poche, Chafik va faire ses études d'architecture à la faculté de Tolbiac, à Paris. Sa formation sera d'abord axée, principalement, sur la statistique et la géométrie descriptive. Trop peu pour satisfaire l'artiste, le designer en herbe. Il s'en rend compte et va s'inscrire à des cours d'arts plastiques. Il côtoie alors ce qui lui manquait tant : la couleur, la forme, le dessin et la composition. Peu à peu, Chafik va acquérir progressivement les bases de l'architecture et va mettre au point ses premiers projets d'habitat. L'un de ces projets portera sur l'élaboration d'un habitat adapté aux handicapés. “Mes concepts architecturaux ont ensuite évolué et sont devenus plus complexes”, raconte-t-il. Lors d'un stage à Genève, il saute le pas et tâte le terrain de l'innovation en travaillant sur un projet d'“hôtellerie du futur”. Plus tard, un responsable du groupe Accor lui en parlera en ces termes : “Votre idée est géniale mais elle pose problème : elle a vingt ans d'avance.” L'architecte aussi va avoir un problème. Il va devoir faire… un CAP de maçonnerie. Il s'explique : “L'architecture est un métier de grande ingratitude, ce sont d'autres qui mettent en œuvre ce que vous concevez, mais l'œuvre réalisée ne restitue pas toujours votre conception dans toute sa plénitude, et il arrive souvent que cela vous laisse sur votre faim…” C'est donc par souci de fidélité à sa propre imagination qu'il va vouloir s'impliquer dans ses œuvres, de bout en bout, de la conception à la réalisation. Si c'était possible, sans doute aurait-il livré ses pièces avec… une notice d'utilisation. Rencontre avec Sephora L'architecture est ingrate ? Et le design, donc ? “Le design est plus simple, plus libre, plus autonome…”, explique-t-il. “Ce métier exige une grande part de créativité et de liberté”, a-t-il pour habitude de dire. On l'aura compris : Chafik est artiste dans l'âme et c'est pour cela que sa quête de poésie va le conduire droit au design. Diplômé en 1986, l'architecte fait un bref parcours dans le métier et atteint vite, naturellement, la destination obligée de sa passion de toujours : le monde du design. Devenu designer et consultant, il crée, en 1989, une société spécialisée dans le mobilier contemporain et ne tarde pas à rencontrer le patron de Sephora. Celui-ci lui confie la responsabilité des travaux de son magasin des Champs- Elysées. La réussite de cette collaboration est totale. Doté d'un budget de 3 millions d'euros, le magasin va attirer six millions de visiteurs par an et Chafik va remporter la palme pour avoir conçu “le magasin de cosmétique le plus rentable au monde au mètre carré”. Puis un autre prix, dénommé l'Enseigne d'or, sera remporté par ce même magasin. Mais notre designer était déjà un habitué des récompenses. Bien avant Sephora, il y eut Dior, Kenzo, Galliano, Guerlain, Givenchy, Dom Perignon, Moulin Galland, Hugues Chevalier et Univers Intérieur. Ces escales lui avaient valu de grandes distinctions : le Prix de l'observer du design (meilleur concept de magasin), le Nombre d'or (meilleure collaboration entre un designer et un industriel) et le Grand prix de la critique (prix de la presse design). C'est donc naturellement qu'il est nommé directeur artistique à Sephora. “J'ai dirigé les travaux en tant que designer, donc en solo. Lorsque j'ai été nommé directeur artistique, je suis devenu homme-orchestre : je supervise non seulement l'action artistique de ma marque, mais aussi tout ce qui se rapporte à son image, design, communication, musique, tenue des employés, etc.”, explique-t-il. Cette rencontre avec Sephora va bien évidemment donner une nouvelle dimension à l'homme qui voyagera alors beaucoup, à travers le monde entier, de Tokyo à New York. Avec son passeport algérien qui, avoue-t-il, lui pose bien des problèmes lors de ses déplacements. “Sans oublier les énormes pertes de temps qui vont avec”, dit-il avec amertume. Le passeport algérien toujours en poche, cela n'empêche pas l'Assemblée nationale française de le prendre pour un citoyen de l'Hexagone. Au Forum de la réussite des français venus d'ailleurs' qu'elle a organisé le 11 décembre 2004 au Palais Bourbon, et qui, comme son nom l'indique, récompense les œuvres d'exception des français d'origine étrangère, Chafik sera invité à prendre possession du prix que venait de lui décerner le jury. Claude Berry, Isabelle Adjani, Edgar Morin et Karim Oumnia, le patron de Baliston, étaient parmi les lauréats. “C'est sur place, et donc un peu tardivement, que les organisateurs ont su que je n'étais pas un Français venu de loin, mais simplement un Algérien en France”, raconte-t-il, encore amusé. Qu'à cela ne tienne : cette petite entorse à la vocation du Forum mise à part, Chafik a bel et bien été, ce jour-là, le lauréat du Prix du design et de la mode. Partant pour la réinvention d'Alger Les critiques saluent son succès, la presse le couvre d'éloges. En France et ailleurs encore. Mais à Alger, la ville qui l'a durablement inspiré, Chafik est presque totalement inconnu. Il est vrai que le design l'est presque autant. Pourtant, la ville a désormais grand besoin de préserver ses atouts. L'urbanisation sauvage de ses banlieues, il la voit comme une menace qui pèse sur ses repères architecturaux. Lors d'un récent séjour dans sa ville natale, il devait rencontrer des professionnels et des représentants des pouvoirs publics. Amoureux d'Alger comme il l'est, on peut parier qu'il a dû déployer toute sa force de persuasion afin de les convaincre de l'urgence de revoir leur copie. Les tours Chabani, ou encore ces autres immeubles en verre érigés récemment sur les hauteurs de la capitale, “c'est exactement le genre de chose à éviter à tout prix dans une ville comme Alger”, affirme Chafik. “Avec ce type de structure, vous agressez l'authenticité de la cité, c'est sûr, mais pas seulement. Il vous faut dix, voire vingt fois plus d'énergie pour climatiser les locaux, ce qui n'est pas très indiqué”, explique-t-il. Optimiste, il pense toutefois que tout n'est pas perdu. “C'est rattrapable, heureusement, mais il faut faire vite”, avertit-il. Lui-même serait-il prêt à collaborer à cette œuvre qu'il convient d'appeler la réinvention d'Alger ? “Mais bien sûr que oui”, répond-il. Il laisse même entendre qu'il nourrit d'ambitieux projets à ce propos. Mais, il n'en dira rien. La prochaine fois, peut-être. S. C.