Dans une entreprise, aussi inattendue que cocasse, aux forts relents de populisme de mauvais aloi, le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Tayeb Bouzid, membre d'un Exécutif provisoire, n'a pas trouvé mieux que de décréter que "le français ne mène nulle part", d'où la nécessité, à ses yeux, de s'employer dès à présent à son remplacement par la langue de Shakespeare. Son dernier fait d'armes : une instruction à l'adresse des recteurs des universités les exhortant à rédiger les en-têtes des documents administratifs et officiels dans les deux langues, arabe et anglaise. "Dans le cadre de la politique d'encouragement et de renforcement de l'usage de la langue anglaise et pour une meilleure visibilité des activités éducatives et scientifiques dans le secteur de l'enseignement supérieur, je vous exhorte d'utiliser les deux langues, l'arabe et l'anglais, dans les en-têtes des documents administratifs et officiels", a écrit le ministre dans cette instruction datée de dimanche dernier. Cette instruction, qui fait suite à une récente sortie à Constantine où il a "disserté" sur les vertus de l'anglais et les "limites" de la langue française, se veut comme une réponse aux vœux des étudiants, consultés via un sondage, loin de répondre aux critères requis, plus enclins, selon lui, à adopter la langue de la perfide Albion que celle du pays des Lumières. On ignore si la démarche du ministre, visiblement inspirée, procède d'une initiative sectorielle ou s'il s'agit d'une orientation concertée de l'Exécutif. Mais par son approximation et au regard du contexte politique, elle semble loin d'être anodine. Comme pour l'emblème amazigh dont la traque de ses porteurs et leur incarcération ont permis aux instigateurs de créer un autre point de fixation pour le mouvement populaire, complexifiant davantage la principale revendication, celle du "changement radical du système", la question de la langue anglaise prend les allures d'une autre diversion. Il s'agit, selon toute vraisemblance, pour ses promoteurs de susciter des polémiques dans l'espoir de provoquer des schismes, au sein du mouvement, autour des questions à forte connotation idéologique. Objectif recherché : égarer le mouvement dans de fausses polémiques et le détourner de ses revendications qui ciblent les "forts du moment". Sinon, comment expliquer qu'un chantier d'une telle envergure ne bénéficie pas d'une grande préparation, de la réunion de toutes les conditions à sa mise en œuvre, autant matérielle qu'humaine, et d'un large débat au sein de la société, y compris politique, et parmi les spécialistes et les pédagogues ? Faut-il aussi observer quelle est l'œuvre d'un Exécutif provisoire rejeté par le peuple algérien. À moins de dissimuler des considérations de pouvoir — comme ce fut le cas pour l'arabisation dans les années 70, jetant sur le carreau des milliers de cadres francophones, avec les conséquences que l'on sait sur le niveau éducatif et dont on mesure aujourd'hui l'ampleur des dégâts —, ou encore des velléités de séduire le courant islamiste, premier à avoir revendiqué le remplacement de la langue française par la langue anglaise pour d'évidentes considérations idéologiques. Cette lubie du ministre temporaire peut aussi se décliner comme une forme de "chantage" pour infléchir la position de la France officielle dont le représentant à Alger a exprimé récemment son "admiration" pour le peuple, ou pour satisfaire certaines pétromonarchies, comme l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, accusées à tort ou à raison, par les Algériens, de sponsoriser les forces "contre-révolutionnaires". Mais comme toutes les initiatives qui ne prennent pas en compte la réalité sociologique du pays, œuvre d'un pouvoir illégitime, condamné par l'histoire, qui pèche par absence de vision, cette fantaisie finira par se révéler dans ce qu'elle est : un simple pétard mouillé. Karim Kebir