Amar Mohand Amer est historien et chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) d'Oran. Titulaire d'un doctorat en histoire de l'université Denis-Diderot, à Paris, dont le thème de sa thèse est "La crise du FLN de l'été 1962 : indépendance et enjeux de pouvoirs", il est l'auteur de nombreuses publications et articles de presse sur différentes thématiques liées notamment à l'histoire politique et à l'histoire sociale contemporaines. Membre de la Commission nationale d'agrément et d'homologation (ministère de l'Education nationale) et de la Commission du comité technique sciences sociales et humaines de la Commission nationale algérienne pour l'éducation, la science et la culture (Unesco/Algérie), il fait partie également du comité de rédaction de l'ARB (Revue africaine des livres) et du Forum de solidarité euroméditerranéenne, de Lyon (Forsem), association constituée de militants associatifs et des universitaires. Liberté : La célébration du 63e anniversaire du Congrès de la Soummam, acte fondateur de la République algérienne, est intervenue, cette année, dans un contexte politique particulier. Des personnalités nationales et des responsables de partis de l'opposition se sont retrouvés à Ifri-Ouzellaguen pour s'y ressourcer. Au-delà du caractère commémoratif de cet événement, quel serait, selon vous, l'impact politique de cette halte historique sur le processus révolutionnaire du 22 février ? Amar Mohand Amer : La silmiya du 22 février 2019 aspire à poser les fondements d'une nouvelle Algérie où les institutions politiques seront la matrice d'un Etat fort et démocratique. C'est sous cet angle que la référence au Congrès de la Soummam devient pertinente historiquement et politiquement. En 1956, la Soummam avait consolidé la Révolution de Novembre 1954, en dotant le FLN d'institutions viables qui ont très bien fonctionné jusqu'à l'indépendance et des principes qui constituent jusqu'à l'heure actuelle des références majeures dans notre rapport avec le pouvoir, je pense au principe de la primauté du politique sur le militaire. En 2019, les millions d'Algériens, qui manifestent pacifiquement depuis le 22 février, sont dans la même logique. Ils cherchent à doter notre pays de la même conviction et détermination qu'Abane, Ben M'hidi, Krim, Ouamrane, Zighoud, Bentobbal…, et bâtir un Etat de droit où la question des institutions serait fondamentale. Le rejet de Bedoui est à analyser dans ce sens. La jeunesse du 22 février 2019 est exigeante politiquement et bien formée et déterminée à construire une Algérie sur de nouvelles bases, tout en se ressourçant dans l'histoire nationale. Certains observateurs politiques estiment que 57 ans après l'indépendance, le principe de "la primauté du civil sur le militaire", consacré dans la Charte de la Soummam, est toujours d'actualité en Algérie. Qu'en pensez-vous ? L'omniprésence de l'armée dans la vie politique en Algérie depuis l'indépendance est un héritage de la guerre de Libération nationale. C'est une situation objective. En 2019, les Algériens veulent casser tous les tabous, dont celui de l'imbrication militaires-pouvoir politique. Les Algériens veulent changer fondamentalement ce paradigme et construire un Etat civil, où l'institution militaire occupera son rôle naturel et constitutionnel. Nous sommes bel et bien dans l'esprit de la Soummam où le militaire doit être subordonné au politique : c'est l'essence même d'un Etat civil et d'une République démocratique. D'après vous, les fondements de la nouvelle République dont rêve la génération post-indépendance, qui réclame aujourd'hui un changement radical de système politique, pourraient-ils être inspirés de l'esprit de Novembre et de la Soummam ? Novembre 1954, c'est la preuve que le fatalisme et l'intériorisation du fait colonial peuvent être cassés. Face à un système colonial bien ancré, dur et fort, les novembristes ont osé et remis l'histoire dans le bon sens ; le peuple, dans sa grande majorité, a répondu à l'appel de Boudiaf et de ses compagnons. En 2019, les Algériens ont prouvé que le bouteflikisme peut être balayé. Ce n'est pas encore fait, mais le processus est enclenché. Depuis février, on assiste à une mobilisation nationale qui, sous certains aspects, ressemble au souffle de Novembre 1954. Un courant politico-idéologique se réclamant de l'oxymore "Badissia-Novembria" a fait une étrange apparition dans certaines manifestations populaires organisées dans plusieurs régions du pays. Ses partisans affichent publiquement leur hostilité aux accords d'Evian et à la Charte de la Soummam. Quels sont les instigateurs de cette mouvance ? Quelle est leur arrière-pensée politique ? Etrange, non ? L'histoire est au centre de la lutte acharnée et multiforme que mène la contre-révolution contre la silmiya du 22 février 2019. Cependant, ceux qui ont utilisé "Badissia-Novembria" nuisent à la fois à Ben Badis et à l'histoire du mouvement national et au FLN historique. Il est clair que le but de cette manœuvre est d'affaiblir la silmiya et de créer des clivages et de la division en son sein. Sauf qu'une des forces de la silmiya, c'est l'inscription de sa lutte pacifique dans l'histoire également. Dès le 22 février 2019, les manifestants ont fait référence à l'histoire et à ses figures et à la "amana" des chouhada. L'histoire a été "libérée" par la silmiya des anciennes officines du pouvoir et de ses relais : c'est une des belles prises symboliques de ce hirak. La participation active à la silmiya de Djamila Bouhired, de Louisette Ighilahriz, de la sœur de Larbi Ben M'hidi, de Lakhdar Bouregâa, de l'inusable Mellouk et d'autres moudjahidine à Alger et dans le reste du pays et l'exposition avec fierté des drapeaux du FLN de la guerre dans les marches montrent que ce hirak est dans la continuité du combat ancestral des habitants de ce pays pour la liberté et la dignité.