Mouloud Hedir, économiste et expert des politiques commerciales, revient dans cet entretien sur certaines mesures de l'avant-projet de loi de finances 2020. Il estime que le retour à la planche à billets sera inévitable pour financer le déficit budgétaire estimé à quelque 1 800 milliards de dinars. Mouloud Hedir indique que les nombreuses réformes, remises au frigo à maintes reprises depuis une vingtaine d'années, vont devoir être menées sous la contrainte et dans les pires conditions. Sur le front économique, ce sont des années noires qui attendent notre pays, prévient-il. Sur l'importation des véhicules touristiques de moins de trois ans d'âge, l'économiste estime que cette mesure délivre un message négatif. Le recours au marché informel de la devise est encore plus discutable. Selon lui, tout cela relève du bricolage et de la diversion. Pour l'économiste, tout le monde semble oublier l'érosion en cours des réserves de change et le scénario catastrophique qui se profile inexorablement à l'horizon. Liberté : Le Premier ministre a donné des orientations à l'effet d'élaborer l'avant-projet de loi de finances 2020 à la lumière du recours au financement conventionnel et aux recettes ordinaires du budget. Où trouver les ressources pour combler le déficit budgétaire ? Mouloud Hedir : Le gouvernement n'a pas fourni d'indication précise concernant le niveau du déficit qui sera affiché dans le projet de loi de finances pour 2020. On peut néanmoins l'estimer à quelque 1 800 milliards de dinars, qu'il va falloir financer d'une façon ou d'une autre. Le recours potentiel à l'endettement extérieur ne sera d'aucun secours pour l'année qui vient, dans la mesure où, une fois autorisé, il concernera de nouveaux projets requérant des études et une maturation relativement longues. Le retour à la planche à billets sera donc inévitable. La seule question qui reste posée est de savoir si la part des 6 556 milliards de dinars d'avance au Trésor public qui n'a pas été utilisée jusqu'ici sera suffisante. À ce stade, il n'y a aucune transparence sur la réalité de la contrainte budgétaire à laquelle le pays va devoir faire face au cours des prochaines années. Mais, a priori, le Trésor devra encore solliciter la Banque centrale, sachant que le niveau réel du déficit est plus important que celui affiché dans la loi de finances. Aux 1 800 milliards de dinars de déficit affiché, il faut ajouter d'autres engagements de dépenses non budgétisées telles que l'énorme déficit de la Caisse nationale des retraites, la couverture des déficits des entreprises publiques, la compensation de Sonatrach et de Sonelgaz, qui préfinancent les subventions publiques aux prix de l'électricité, du gaz et des carburants. La dérive budgétaire est donc, de ce point de vue, d'une gravité extrême. Voilà longtemps que notre pays dépense plus de ressources qu'il n'en génère. Face à quoi, le gouvernement, complètement déligitimé, ne peut rien entreprendre de sérieux. L'économie tourne au ralenti, la dépense d'équipement public est sévèrement réduite, alors que l'investissement productif est, quant à lui, presque totalement à l'arrêt. Les nombreuses réformes qui ont été reportées à chaque fois depuis une vingtaine d'années (système de subventions, système financier et bancaire, concurrence et lutte contre les monopoles, politique du taux de change, politique commerciale extérieure, etc.) vont devoir être menées sous la contrainte et dans les pires conditions. Cela est désagréable à dire, mais ce sont des années noires qui attendent notre pays, sur le front économique. Le gouvernement prévoit la levée des restrictions prévues dans le cadre de la règle 49/51% appliquée aux investissements étrangers en Algérie et touchant les secteurs non stratégiques. Cette mesure suffira-t-elle à attirer les IDE ? En principe, cette mesure est à regarder comme un retour à la raison économique. Pour un pays dont le commerce extérieur est ouvert, où les flux d'importations ont envahi l'ensemble des secteurs économiques, où les protections tarifaires du marché interne ont été fortement réduites tandis que les protections non tarifaires sont désactivées ou inopérantes, l'exigence systématique d'un actionnariat national majoritaire n'est rien d'autre qu'une barrière au développement de la production locale. Pour le reste, attendons de voir le détail des dispositions du projet de loi de finances : quels secteurs seraient exclus ? Quelles modalités de mise en œuvre ? Quid de l'accord préalable du Conseil national de l'investissement ? Renoncer à l'actionnariat national majoritaire est une condition nécessaire, mais certainement pas suffisante. C'est toute une réflexion qu'il s'agit d'engager si on souhaite mettre sur pied le programme d'actions utiles pour traiter cette question sensible des IDE. Des questions essentielles subsistent comme celles liées à l'encadrement financier de l'investissement étranger, les blocages imposés aux transferts de dividendes, l'interdiction absurde des capitaux étrangers à la Bourse d'Alger, la question des prix de transferts, etc. Il convient également de prêter attention aux risques de corruption ; certains investissements étrangers conclus jusqu'ici par des entreprises publiques minoritaires étant clairement entachés de soupçons de malversation. Enfin, il ne faut pas oublier que, par-delà la qualité de l'environnement interne, l'attraction des IDE est l'objet d'une concurrence très forte entre les pays récipiendaires. L'Algérie a certes des atouts, mais n'est pas seule à vouloir faire venir des IDE sur son marché. Il est juste temps pour elle d'ouvrir les yeux sur les réalités du monde. Le gouvernement ouvre la voie, de façon sélective, au financement étranger auprès d'institutions financières mondiales de développement en vue de financer les projets économiques structurels et rentables avec des montants et des délais conformes à la rentabilité de ces projets et leur solvabilité. Qu'en pensez-vous ? Comme pour les IDE, cette mesure tombe sous le sens. Notre pays transfère annuellement quelque 60 à 70 milliards de capitaux vers le reste du monde. Dans ces conditions, interdire les capitaux entrants pour le financement de ses investissements, au prétexte de ne pas s'endetter, relève clairement de la déraison. On sait aujourd'hui que les motivations n'étaient nullement celles de défendre les intérêts nationaux, que ce faux patriotisme n'était qu'une couverture commode pour des actes de corruption. L'autoroute Est-Ouest aurait dû être réalisée par recours à des prêts internationaux, son coût aurait été au moins divisé par deux, avec une qualité de l'infrastructure nettement plus viable. Mais comme pour les IDE, il faut prendre conscience que la levée de l'interdiction n'est pas tout. Le problème de fond pour notre pays, c'est de revenir à une relation transparente et fluide avec le marché international des capitaux. Les institutions financières multilatérales peuvent y aider. Mais le progrès décisif, c'est celui de moderniser les banques et établissements financiers nationaux et de les aider à se professionnaliser. On devrait donc commencer à les impliquer systématiquement dans la réalisation de tous les grands projets d'infrastructure nationaux, ce qui suppose que l'on renonce définitivement à leur financement exclusif par les concours définitifs du Trésor public. Que pensez-vous de la possibilité donnée aux citoyens résidents d'importer des véhicules touristiques de moins de trois ans ? À la base, cette mesure délivre un message négatif. Le gouvernement désavoue lui-même la politique laborieuse de développement d'une industrie automobile locale, qu'il essaie de promouvoir par ailleurs. Sans compter que le risque est réel de voir notre pays transformé en dépotoir des rebuts des marchés européens. Le recours au marché informel de la devise est encore plus discutable. Au lieu de le réformer en travaillant à jeter les bases d'un véritable marché des changes, le gouvernement crée au contraire les conditions de son renforcement et de son élargissement. Tout cela relève du bricolage et de la diversion, quand on constate que rien de sérieux n'est entrepris face à une balance des paiements de l'Algérie qui enregistre des déficits annuels successifs de 20 à 30 Mds de dollars US depuis cinq ans. Tout le monde semble oublier l'érosion en cours des réserves de changes et le scénario catastrophique qui se profile inexorablement à l'horizon.
Propos recueillis par : meziane rabhi Biographie Consultant indépendant, Mouloud Hedir est économiste et expert des politiques commerciales. Il a assumé, par le passé, de hautes fonctions de l'Etat. Il a notamment été fonctionnaire des services économiques de la présidence de la République jusqu'au 1995, puis directeur général du commerce extérieur au ministère du Commerce, entre 1995 et 2001. Il a été le principal négociateur pour l'accession de l'Algérie à l'OMC.