Raouf Boucekkine est professeur des universités, directeur de l'Institut d'études avancées d'Aix-Marseille et membre senior honoraire de l'Institut universitaire de France. Dans cet entretien, il nous livre son analyse sur la problématique de la gestion du taux de change du dinar. Liberté: La parité de la monnaie nationale s'établit actuellement à quelque 120 dinars pour un dollar. Ce taux de change est-il réaliste? Raouf Boucekkine : Il est clair que la monnaie nationale est au cœur d'une des batailles les plus féroces qui ont opposé et opposent toujours les différents acteurs de la vie économique et politique du pays. Il y a de quoi écrire un roman ! De fait, alors que le taux de change est censé refléter les fondamentaux de l'économie, notamment en différentiel par rapport à l'extérieur et singulièrement par rapport à nos partenaires principaux, il a été surtout le point de fixation et de crispation de l'économie politique du pays rentier qu'a toujours été l'Algérie. Je me rappelle encore les premiers articles que nous avons commis avec Nour Meddahi sur ce sujet il y a 4 ans ! Nous avions simplement rappelé ceci : le taux de change est un instrument économique comme un autre, et il doit être utilisé comme instrument d'ajustement privilégié en cas de choc externe négatif, a fortiori lorsque le choc est très fort et en plus persistant (nous parlions bien sûr du contre-choc pétrolier qui frappe le pays depuis juin 2014). Evidemment, surévaluer le dinar signifie subventionner les importateurs au détriment des finances publiques, nous avions mis le doigt là où on ne devait pas : je me rappelle encore des insultes de certains "entrepreneurs" à la sauce algérienne de l'époque. Naturellement, il n'a jamais été question de faire supporter au seul dinar le poids de l'ajustement majuscule induit par le contre-choc, mais de l'utiliser significativement dans le cadre d'une politique macroéconomique globale avec consolidation budgétaire (d'où la programmation budgétaire triennale approuvée en Conseil des ministres en juillet 2016), réformes du financement de l'économie et coordination des politiques budgétaires et monétaires avec la Banque d'Algérie en charge du monitoring. Toute cette logique a été savamment détricotée dès le début de 2017 : ainsi dans notre histoire récente, à part la période entre fin décembre 2013 et fin décembre 2016 où le dinar s'est déprécié contre le dollar de près de 30%, la monnaie nationale est restée quasiment arrimée au dollar indépendamment de toute évolution des fondamentaux économiques. Ce n'est pas "réaliste", c'est terrible ! Le dinar symbolise à lui seul l'immobilisme indéfendable des dirigeants algériens : avoir une politique proactive sur le dinar, appuyée sur le savoir-faire de la Banque d'Algérie, est sans aucun doute la "réforme" la plus simple à mettre en œuvre et celle dont les effets sur les finances publiques et la balance des paiements seront les plus palpables à courte échéance. À quel taux situez-vous une valeur réaliste du dinar au regard de l'état des fondamentaux de l'économie nationale et de l'évolution de l'encours des réserves officielles de change ? C'est une question difficile à laquelle je ne peux pas répondre "confortablement", n'ayant pas accès à des données récentes et fiables. À cela s'ajoute l'incertitude budgétaire dans laquelle on est plongé non seulement à cause de ce que j'appellerai le "malaise comptable" provoqué par les projections de la loi de finance 2020 telles que rapportées par la presse, mais aussi de l'incertitude politique. Les estimations que nous avons en main font état d'une surévaluation en termes réels de plus de 25% actuellement, c'est énorme ! S'il n'y a pas de changement de politique économique très profond (je veux dire : qui aille au-delà des coupes budgétaires primitives qu'on nous propose) dans les prochaines semaines, il est à craindre que l'atterrissage sera rude vu que les chances d'un ajustement graduel s'amenuisent jour après jour. Les cadrages financiers intégrés dans le projet de loi de finances prévoient justement une poursuite de la dépréciation de la monnaie nationale pour atteindre une parité de 133 dinars pour un dollar d'ici à 2022. Comment analysez-vous ces projections ? La loi de finances 2020 prévoit donc une dépréciation du dinar contre le dollar de l'ordre de 9,8% en trois ans par rapport à la situation actuelle. Ces hypothèses combinées à des hypothèses de prix et de volumes d'exportation des hydrocarbures, permettent à leurs concepteurs de projeter des recettes des hydrocarbures injectées pour boucler le budget prévisionnel à l'horizon 2020, 2021 et 2022. La question qui se pose est : est-ce que ces hypothèses émanent d'études sérieuses sur l'évolution future des fondamentaux de l'économie algérienne et des paramètres de l'environnement international ou sont-ce tout simplement des vœux pieux dans un contexte d'instabilité et de fortes revendications politiques et sociales? J'ai bien peur que l'on soit encore dans l'économie politique. Rappelons pour le lecteur que la politique de change est censée être l'une des prérogatives de la Banque d'Algérie, qui dispose des ressources humaines suffisantes en la matière pour la mener à bien. Dans quelle mesure cette vénérable institution est-elle intervenue dans les projections en question ? Faut-il nécessairement laisser glisser le dinar pour parvenir à freiner les importations et à rééquilibrer les finances du pays ? Aucun économiste digne de ce nom ne va asséner que tout l'ajustement d'une (macro)économie doit reposer sur un seul prix, qui plus est le taux de change de la monnaie nationale ! C'est théoriquement faux et dans le cas concret qui nous occupe (le taux de change), ce serait politiquement imbécile, surtout par les temps qui courent. Il faut une politique économique globale, ambitieuse pour le pays et socialement juste, au sein de laquelle le taux de change est une variable importante, mais pas systématiquement prédominante. A contrario, je n'ai aucun doute qu'une gestion politique immobiliste du taux de change agencée avec un système de change dual (taux de change officiel et parallèle-ndlr) comme celui qui est en cours en Algérie, est une combinaison gagnante pour détruire le pays. Quel impact aura la poursuite de la dépréciation du dinar sur l'évolution de l'inflation et comment faire pour en atténuer les effets négatifs sur le pouvoir d'achat des ménages ? Il faut arrêter avec ces épouvantails : le processus inflationniste est un phénomène complexe où entre en jeu un grand nombre de facteurs en interaction, y compris les prix internationaux, les anticipations des agents économiques et la régulation des marchés. Il faut se garder de conclusions hâtives sur la base de mécanismes élémentaires. L'inflation n'est pas un phénomène simple, les experts qui avaient prédit l'hyperinflation suite au financement non-conventionnel, quels qu'en soient les paramètres, se sont arrêtés au premier chapitre de leur premier manuel de macroéconomie ! Tout dépend en vérité des mécanismes de transmission des impulsions monétaires. Là encore, la Banque d'Algérie est très bien armée pour juguler l'inflation d'origine monétaire, comme elle l'a prouvé sous le gouvernorat de Mohamed Laksaci à différents moments. Mais c'est au gouvernement de faire sa part du travail, en l'occurrence celle de régulateur des marchés.