Cette édition, qui s'est tenue du 31 octobre au 9 novembre, a vibré au rythme du "hirak", non pas dans le programme officiel, mais aux stands et cafés de la Safex (Pins maritimes). Tout au long de la manifestation, auteurs, éditeurs et lecteurs ont eu à échanger sur l'actualité du pays ainsi que sur les nombreux livres dédiés au mouvement populaire. Pour beaucoup, le plus important évènement livresque de l'année était particulier, compte tenu du contexte actuel marqué par une situation politique de blocage et de difficultés économiques. Pour avoir le point de vue des acteurs de l'édition sur ce Sila "singulier", nous avons rencontré quelques éditeurs. Si certains avis divergent, nos interlocuteurs s'entendent sur le fait que "faire du livre est aussi une révolution" et "le savoir, une clé contre la dictature". Sarah Slimani (Frantz-Fanon Editions) : Pour cette édition, nous avons été agréablement surpris, car le mouvement populaire s'est approprié le salon. Il y a eu autant de monde que l'an dernier, et l'affluence est qualitative plus que quantitative. Les gens qui viennent sont déterminés et veulent acheter, et c'est une action de militantisme. Lire des livres est une façon de manifester notre rejet du gouvernement actuel. Il y eu un engouement sur les livres qui portent sur le Hirak, plusieurs lecteurs auxquels j'ai proposé des romans m'ont répondu que "ce n'est pas le moment de lire de la littérature mais donnez-nous tout ce qui porte sur le Hirak". C'est particulier cette année, il y a une sorte d'enthousiasme chez tout le monde et auteurs, lecteurs, éditeurs partagent une espérance et une attente. L'atmosphère est très différente des années précédentes, toutes les discussions partagées avec nos lecteurs ne tournaient qu'autour de la révolution, des discours, des détenus d'opinion…Pour les ventes, nous avons fait un effort sur les prix, et ce, en proposant le plus bas prix possible. Quand je vois que le livre est cher pour une personne, je fais des réductions. Les gens qui trouvent des difficultés dans l'édition, ils ne font ce métier que pour gagner de l'argent, et le métier du livre nécessite beaucoup de passion et une sorte de militantisme ; le livre pour nous, Amar Ingrachen- responsable de la maison d'édition- et moi, est une façon de militer pour nos idéaux, nos pensées, nos libertés communes. Notre appréciation du salon ne se fait pas exclusivement sur le côté financier, elle se fait aussi au niveau des rencontres et débats, quand les gens nous encouragent, c'est un gain important. Le Sila est une autre manifestation du mouvement populaire ; dans la rue il y a une manifestation sociale, politique et économique, au Sila c'est la révolution culturelle, le savoir est l'une des clés contre la dictature. Arezki Aït Larbi (Koukou Editions) : Ce Sila était plutôt bon. Sur le plan particulier du contexte politique, paradoxalement nous n'avons pas eu de problèmes cette année, et l'organisation était beaucoup mieux. Pour la première fois, le stand de Koukou n'a pas subi de vols de livres et de tables, ni tentative de censure ! Peut-être que les autorités ont compris que le respect des lois s'impose à tout le monde. En revanche, ailleurs, en dehors du Sila, il y a violation des lois à l'exemple de la violence envers les magistrats, c'est un paradoxe que le Sila se soit bien passé. À propos de l'affluence des visiteurs, cette année le 1er novembre s'est confondu avec le vendredi, nous n'avons pas eu autant de monde et franchement, je n'ai pas à me plaindre que les gens exercent leur citoyenneté. Les lecteurs achetaient de tout, et le dernier livre de Hela Ouardi Les califes maudits s'est bien vendu. Une maison d'édition, ce n'est pas seulement le tiroir-caisse, c'est vrai qu'il y a une dimension commerciale qu'on ne doit pas négliger, mais une maison d'édition est faite pour éditer des livres, des livres pour des lecteurs et non des livres pour lesquels on cherche des subventions. Naïma Beljoudi (El-Kalima Editions) : Le Salon international du livre d'Alger est le plus grand évènement, y participer a toujours été notre priorité malgré les coûts, qui sont de plus en plus excessifs surtout pour les jeunes maisons d'édition. Pour notre participation, l'affluence est la même sauf le vendredi (1er novembre coïncidant avec la 37e marche), les achats n'ont pas suivi. Nous avons fait moins de ventes, d'ailleurs, nous n'avons pas réalisé un grand chiffre d'affaire cette année. ne sais pas si l'Algérien n'a pas le moral pour la lecture ou si c'est pour des raisons économiques. Le problème des ventes a commencé avant le salon, c'est une année catastrophique pour nous. Pour ce Sila, je pensais que j'allais sauver mon année mais ce n'est pas le cas. Par ailleurs, je reste optimiste pour continuer sinon je risque de mettre la clé sous le paillasson. En fait, même si cela n'a pas été fructueux, le côté positif est la rencontre des auteurs avec les lecteurs. Samira Bendris (El Ibriz Editions) : Au départ, nous n'étions pas certains que le Salon allait se tenir. Economiquement, ça va très mal, mais nous avons tenu à être présents quand même, car la culture et le livre ne doivent pas disparaître, ils font partie du Hirak aussi ! Au sujet des ventes, j'en ai fait mais on se retrouve à faire nos calculs d'épicier juste pour équilibrer et ne pas se retrouver perdant par rapport au coût de la location, ce qui est dramatique. Notre objectif doit être autre mais les conditions font qu'on doit penser à la rentabilité pour survivre dans ce métier et pouvoir produire. Nous avons accordé dès le départ la remise libraire à nos lecteurs, et parfois plus jusqu'à brader afin que les gens lisent. Il y a eu beaucoup de personnes qui cherchaient des ouvrages sur le hirak, et le livre "Vendredire" a beaucoup plu. C'est vrai l'affluence est moindre et les conditions aussi sont en deçà, mais notre participation donne de la visibilité à nos livres, chose que ne font pas nos librairies malheureusement ! Aussi, le contact direct avec les gens est important. Karim Chikh (Apic éditions) : Il ne faut pas croire que les éditeurs font du chiffre au Sila, entre l'aménagement, le coût du stand et les nouvelles publications, si on arrive à ne pas avoir de dettes avec le prestataire et le commissariat, c'est déjà pas mal. Nous n'arrivons pas à renflouer les caisses, mais nous sommes obligés de participer au Salon pour la visibilité d'Apic, et les gens étaient intéressés. Aussi, cela permet de mettre en avant nos auteurs à travers les ventes-dédicaces. Concernant les livres qui portent sur le Hirak, personnellement en tant qu'éditeur, j'ai eu à réfléchir pour publier pendant cette période. Je juge que pour publier sur ce sujet, il faudrait beaucoup plus de sérieux, c'est un avis personnel. En fait, je trouve que ce n'est pas le bon moment, je pense qu'il faudrait encore plus de temps pour pouvoir juger et avoir une idée bien précise sur ce qui se passe depuis le 22 février ; c'est un peu court pour n'importe quel spécialiste en sociologie ou en politique. Quant à la baisse des ventes, on s'y attendait, avant le Sila, je me disais : "Y participer c'est comme jouer dans un match de foot, et savoir qu'on est déjà perdant." Il y a eu des ventes mais pas assez, c'était prévisible par rapport au pouvoir d'achat, les gens ne sont plus dans le livre, car nous sommes en pleine crise économique, et elle se vérifie mondialement. Les gens sont beaucoup plus prudents dans leurs dépenses. Malgré les difficultés, en tant qu'éditeur, participer au Salon c'est aussi faire du Hirak. Selma Hellal (Barzakh Editions) : Je pense qu'on est comme tout le monde, dans une espèce de grande déconcertation, un état de suspension à la fois on passe d'un état de grandes espérances, à un état d'abattement. Et cela va se traduire chez les éditeurs par un moment de tétanie, on se dit que nos livres ne se vendent pas, car depuis le début de l'année, nous ne vendons quasiment rien ! Dans d'autres moments de plus grand optimisme, on se dit que c'est précisément dans des moments comme ceux-là, les livres que nous proposons aussi bien de littérature que les essais sont des outils, et une matière dont les Algériens se nourrissent pour faire face à un moment d'incertitude pareil. Ce Salon est un sismographe de l'état général du pays, il y a une fréquentation moindre assez spectaculaire. Qu'est-ce que cela signifie ? On ne peut être que dans les spéculations, à mon avis cela peut signifier selon une première hypothèse que les gens sont préoccupés par leur destin politique et n'ont pas vraiment la tête à la lecture. Le soir, ils sont captés par les écrans et les réseaux sociaux dans une tentative de décryptage de ce qui arrive, une tentative de spéculation, même nous dans notre rapport au livre il y a quelque chose de distordu. Il serait bon de s'arracher des réseaux sociaux et d'essayer de se plonger dans des ouvrages de réflexion, mais le monde d'aujourd'hui est comme ça, nous sommes happés par l'actualité un peu fragmenté. Deuxième hypothèse : le pouvoir d'achat a baissé et les gens sont dans une redéfinition de la hiérarchie de leurs priorités, même si le Sila reste un rendez-vous incontournable pour beaucoup de gens, cette année, ils ont préféré ne pas venir, ou alors ils préfèrent dépenser dans des livres parascolaires pour leurs enfants, et non dans la littérature. D'ailleurs, ce qui constitue l'important de notre public, notamment les étudiants qui viennent des autres villes, ils étaient absents pour cette édition. Est-ce qu'ils ont anticipé par rapport aux barrages ou alors, ils se sont découragés, car ils sont pris par leur activité militante. Cette situation est quelque chose de doux-amer, avec ce sentiment qu'il faut plus tenir debout et proposer des livres de la pensée, de la réflexion et de la liberté. Je pense que nous n'avons jamais fait autant l'expérience d'incertitude et de désarroi, on attend et nous n'arrivons pas à avoir une position et d'être dans des projections.
Propos recueillis par : Hana menasria
Ouvrages sur le "hirak" -Dissidences. Chroniques du Hirak de Mohamed Kacimi (éditions Frantz Fanon). -Libertés, dignité, algérianité, avant et pendant le Hirak de Mohamed Mebtoul Koukou). -Casa del Mouradia de Mohamed Benchicou (Koukou). -La révolution du sourire (nouvelles, ouvrage collectif) coordonné par Sarah Slimani. (Frantz fanon). -Vendredire en Algérie. Humour, chants et engagement de Karima Aït Dahmane (El Ibriz). -Aux sources du Hirak de Rachid Sidi Boumedine (Chihab). -La révolution du 22 Février - De la contestation à la chute des Bouteflika de Mahdi Boukhalfa (Chihab). -Bouteflika et la cellule numéro 5 (en langue arabe) de Mohamed Allal (Dar El Ouma). -Révolution du 22 Février. Un miracle algérien de Saïd Sadi (Frantz Fanon).