Certains ont même créé un groupe sur facebook pour rester en contact entre les éborgnés. Ils l'ont appelé "Les pirates", en référence au pansement qui couvre leur œil. Le Hirak compte désormais ses éborgnés, essentiellement natifs des wilayas de Béjaïa et Tizi Ouzou. Âgé de 22 ans, Abdelkader, surnommé affectueusement par ses proches Kader, se souvient de ce jour fatidique. C'était un 13 décembre, au lendemain du scrutin présidentiel. Des escarmouches démarrent à Akbou vers 21h30 entre policiers et manifestants hostiles à l'élection présidentielle. Des jets de pierres sont lancés. La police réplique par des tirs de bombes lacrymogènes et des balles en caoutchouc. C'est le drame. "J'étais à côté de la maison de mon oncle maternel, quartier où j'avais mes habitudes et de nombreux amis. J'ai été soudain atteint par un tir frontal de balle en caoutchouc. J'ai perdu immédiatement connaissance et je me suis réveillé le lendemain à 11h du matin à l'hôpital de Sidi Aïch. Par la suite, j'ai été transféré à Béjaïa." Il restera hospitalisé pendant 8 jours, mais avant même le pronostic des médecins, Kader savait que dans les meilleurs des cas, il ne retrouverait pas complètement la vue. "Je sentais mon œil complètement hors de son orbite. Par la suite j'ai eu la confirmation par des médecins tunisiens." Kader s'est déplacé en Tunisie en compagnie de son père et de son cousin, avec ses propres ressources. L'Etat ne lui a apporté aucune aide financière ou assistance sociale. À son retour, il a engagé un avocat pour prendre en charge son cas et déposer une plainte. Une cagnotte a été pourtant mise en place pour prendre en charge les soins en Espagne, en France et en Tunisie des éborgnés du Hirak. Des volontaires portant une dizaine de boîtes de collecte ont parcouru le chemin de la marche de solidarité organisée le vendredi suivant à Tizi Ouzou. La générosité et la solidarité avec les blessés étaient au rendez-vous. Les organisations des droits de l'homme ont appelé à leur tour les services de l'Etat "à une prise en charge médicale, mais aussi sociale de tous les blessés", dénonçant "un recours disproportionné à la force les 12 et 13 décembre dans plusieurs localités du pays". Le 17 décembre, un cache-œil symbolique est apparu, lors de la 43e marche hebdomadaire des étudiants. Sur les réseaux sociaux, les internautes leur emboîtent le pas. L'initiative est un véritable succès. Plus de deux mois après le drame, Kader a renoué avec les manifestations, mais n'a pas repris son travail. "Je me sens perdu. C'est très difficile de reprendre le cours de sa vie, un œil en moins." Kader était plombier, un métier qu'il ne peut plus exercer, à cause des étincelles de feu et de la poussière, nous explique-t-il. Il est fils unique et frère de trois sœurs. Le chagrin de sa mère l'ébranle particulièrement. Son handicap n'a néanmoins pas altéré sa détermination à en découdre avec le système en place. Après près d'une année de contestation, Kader ne compte pas déserter la rue. "À Akbou, Béjaïa et Tizi Ouzou, on va continuer jusqu'au bout et inchallah fiha kheir à la fin", jure-t-il.