Ces dernières semaines, les organes bureaucratico-militaires qui contrôlent toujours l'Etat algérien ont intensifié leurs efforts afin de mettre un terme au Hirak. Depuis la mi-juin, le Chef d'état-major Ahmed Gaïd Salah et ses affidés s'efforcent de remettre le peuple dans le droit chemin, en faisant de la tenue d'une élection présidentielle un horizon indépassable et en criminalisant les opposants pacifistes, accusés de mettre en danger l'intégrité de la nation. Pendant ce temps, les partenaires internationaux du pays oscillent entre silence complice et soutien actif. Il faut dire que le gouvernement non-élu de Noureddine Bedoui prépare la prochaine étape : la libéralisation de l'économie pour faire face à la crise budgétaire. Répression et impunité Les autorités algériennes ont d'abord été dépassées par l'ampleur de la mobilisation populaire qui a débuté en février dernier, l'organisation des manifestants, et le caractère résolument pacifiste du mouvement. Le Hirak ne rentrait dans aucune des catégories de gestion préférentielles d'un état- policier reposant sur la police anti-émeute, le harcèlement de militants isolés, et l'anti-terrorisme. Avec le temps cependant, l'Etat s'est adapté, profitant de la routinisation du mouvement et de la fragmentation des oppositions politiques. Malgré la mort en prison du défenseur des droits de l'homme mozabite Kamal Eddine Fekhar, la police algérienne est restée fidèle à sa stratégie de harcèlement des militants. Au début du mois de septembre, plusieurs membres du RAJ (Rassemblement Action Jeunesse) dont son président Abdelwahab Fersaoui ont ainsi été arrêtés brièvement à Béjaïa afin d'empêcher la tenue de l'université d'été du mouvement. Ce harcèlement policier s'est doublé d'une violence non-létale mais néanmoins profondément traumatique, notamment du fait du grand nombre d'éborgnés à la suite de tirs tendus de gaz lacrymogène ou de balles en caoutchouc. Les tentatives de rassemblements spontanés se sont aussi heurtés à un dispositif policier massif et des interpellations préventives en série visant à circonscrire le mouvement aux horaires tolérés. Pourtant, malgré l'été, le temps qui passe et la répression, le Hiraka perduré. Le mouvement ne s'est même pas limité à la marche du vendredi. Depuis trente semaines, les étudiants se réunissent également tous les mardis pour demander le départ de la clique politico-militaro-économique qui a détourné les richesses du pays depuis vingt ans. Alors que le régime joue sur un mélange de lassitude et de répression pour survivre au mouvement révolutionnaire, la détermination et la résistance des étudiants est centrale pour la réussite de ce dernier. Dans le même temps, les organisations constituant les « Forces du pacte de l'Alternative Démocratique », regroupant une demi-douzaine de partis et d'associations principalement de gauche, s'efforcent de résister aux entraves administratives afin de proposer une réponse à la feuille de route imposée par le régime. C'est dans ce contexte que le leader de l'Union Démocratique et Sociale, Karim Tabou, a été interpellé mercredi 11 septembre, pour le motif fallacieux d'« atteinte au moral de l'armée ». Le vendredi suivant a confirmé la surenchère répressive du régime, avec l'arrestation de dizaines de manifestants, malgré une mobilisation toujours importante pour demander un changement total de système comme préalable à toute élection. Lundi 16 septembre, cela a été au tour de Samir Belarbi, ancien animateur du mouvement Barakat et figure du Hirak, d'être arrêté devant chez lui par des agents en civil. Pendant ce temps, les plus corrompus des affidés de Gaïd Salah, notamment Bahaeddine Tliba et Amar Saâdani, profitent toujours de leur liberté. Une élection pour un lièvre Tandis que les forces de l'Alternative Démocratique essayent d'opposer un programme clair aux plans du régime, le gouvernement de Noureddine Bedoui arrive à la fin de sa mission. Nommé en catastrophe par Bouteflika au début du Hirak, le Premier ministre s'est évertué à défendre les intérêts de la machine bureaucratico-militaire qui tient l'Etat algérien avec une remarquable constance. Il faut dire que Bedoui incarne à la perfection le mélange sécuritaire et technocratique qui fonde le régime algérien : élève de la prestigieuse Ecole Nationale d'Administration, il a été walipar trois fois, avant de rentrer au gouvernement. Il a notamment été Ministre de l'Intérieur pendant près de quatre ans, et a donc veillé à la « bonne marche » des scrutins électoraux. Alors que son départ prochain est présenté comme une mesure d'apaisement en direction des manifestants, il s'en ira néanmoins en ayant mis en place le cadre pour la tenue d'une élection présidentielle le 12 décembre prochain : deux projets de lois organiques consacrés à l'Autorité électorale nationale indépendante et à la révision de la loi électorale. Une question légitime se pose : pourquoi rejeter une élection présidentielle alors qu'un gouvernement non-élu gère le pays depuis six mois? Ceux qui réclament un gouvernement d'union nationale et une constituante le font pour au moins trois bonnes raisons: tout d'abord, l'élection d'une constituante permettrait de refonder le système politique et de recréer de la confiance. En l'état, les institutions sont trop discréditées pour qu'un président élu bénéficie d'une réelle légitimité. Ensuite, une constituante permettrait de réorganiser un champ politique extrêmement fragmenté, afin que chaque camp compte ses forces et puisse préparer une stratégie et des alliances. Avec ses dizaines de partis sans véritable ancrage, le champ politique algérien est trop balkanisé pour que des projets politiques cohérents et audibles émergent. Enfin, compte tenu de l'emprise de la machine bureaucratico-militaire sur le pays, il ne fait guère de doute qu'elle sera en mesure d'imposer son candidat à la présidence. L'homme placé à la tête de l'Autorité électorale nationale indépendante, Mohamed Charfi, est d'ailleurs lui aussi un ancien de l'ENA, plusieurs fois ministre de Bouteflika. Le favori de la présidentielle demandée par Gaïd Salah n'est autre qu'Ali Benflis, le président de Talaie El-Houriat. Ancien secrétaire général du FLN et Premier ministre, Benflis avait déjà défié Bouteflika lors de la présidentielle de 2004 avec le soutien du chef d'état-major Mohamed Lamari. Après sa défaite, il était ensuite devenu l'un des opposants de service du régime (« lièvre »). Familier du régime mais soucieux de se poser en alternative libérale, Benflis bénéficie également de la bienveillance des chancelleries occidentales et d'une couverture médiatique relativement favorable en Europe (quand l'analyse n'est pas foncièrement hagiographique). Cela ne l'a pas empêché de rompre la solidarité avec les vrais opposants pour sauter sur l'occasion que représente une présidentielle en décembre. En face de Benflis, l'adversaire idéal pour le régime serait le leader du parti islamiste Harakat Mujtama'a Es-Silm(HMS, ou MSP en français) Abderrazak Makri. Bien que critique du processus électoral, Makri ne cache pas son attrait pour une élection présidentielle rapide. Cela permettrait au régime de booster la participation électorale, en mettant en scène une opposition « libéral ‘laïc' vs islamiste modéré », sur un registre similaire à l'élection présidentielle qui avait vu le succès de Liamine Zeroual (ancien militaire ‘laïc') contre Mahfoudh Nahnah (le fondateur du MSP) en 1995. L'Internationale des Hypocrites Dans ce contexte, les partenaires étrangers du régime observent la situation avec attention tout en se gardant de faire quoi que ce soit qui puisse mettre en péril leurs intérêts. À l'exception des Emiratis qui ne se sont embarrassés d'aucun scrupule pour promouvoir leur vision sécuritaire du monde arabe, la couardise domine.Les quelques voix audacieuses se noient rapidement dans un océan de collusion gênée. Le 14 juillet dernier, l'ambassadeur de France en Algérie avait pourtant courageusement apporté son soutien à la révolution en cours et admis son propre aveuglement quant à la soif de liberté du peuple algérien. Mais en France, c'est la Présidence de la République qui a le monopole sur la question algérienne. L'Elysée s'est d'abord fourvoyé en soutenant Abdelaziz Bouteflika, avant d'accueillir fraîchement le nouvel homme fort Gaïd Salah. Soucieux de préserver les intérêts économiques français, et de garantir notamment le rachat d'Anadarko par Total, Macron s'est néanmoins efforcé de renouer le lien avec le Chef d'état-major. La France s'abstient donc de toute forme de solidarité avec le Hirak en se murant dans un mutisme qui a valeur de soutien tacite au régime. Au-delà de la France, les Européens ont été atteints d'un symptôme similaire : tandis que la présidente du sous-comité aux droits de l'homme du Parlement Européen, Maria Arena, a dénoncé les arrestations arbitraires de ces derniers jours, les vrais responsables de la diplomatie européenne se limitent à un silence complice. Quant aux Américains, ils avaient pareillement parié sur la reconduction d'Abdelaziz Bouteflika pour des raisons bassement économiques (remplacez Total par ExxonMobil), et se sont donc également adaptés silencieusement au leadership de Gaïd Salah pour ne pas insulter le futur. Malgré les thèses ayant circulé dans certains médias français, les Russes ne sont pas moins ambigus dans leur soutien tacite aux militaires. L'heure du festin Il faut dire que les alliés hypocrites du régime algérien attendent avec impatience le début du festin. Le temps est venu de libéraliser l'économie nationale, sous la pression d'une grave crise budgétaire qui résulte directement de deux décennies de mauvaise gestion, de malversations et de fuite des capitaux vers l'étranger (notamment la France, le Canada et la Suisse). Les entreprises étrangères et les affairistes locaux, corrupteurs d'hier et d'aujourd'hui, pourront donc prendre part ensemble au démantèlement du système qu'il ont saboté. Tout est déjà en place. Ali Benflis avait annoncé en 2014 au quotidien néolibéral français Les Echossa conviction que la solution à la crise algérienne résidait dans la libéralisation complète de l'économie nationale. Les Européens faisaient pour la part la promotion du modèle de l'économie sociale de marché, notamment en travaillant au développement de l'entrepreneuriat des jeunes par le biais de programmes de coopération. D'autres ne font même pas l'effort de s'adapter à la tradition politique socialiste algérienne et tentent d'imposer une nouvelle hégémonie culturelle. Avec la finesse qui les caractérise, les Américains se livrent ainsi actuellement à une opération de propagande pro-marché en produisant l'émission de télé-réalité Andi Hulm, sorte de Shark Tankalgérien diffusé sur la chaîne Echorouk. Le gouvernement Bedoui a pour sa part travaillé à la loi de finance 2020, laquelle prévoit pêle-mêle : le retour à l'endettement extérieur (et donc une dépendance accrue aux institutions financières internationales) ; un abandon de la loi du 51-49, qui limitait les investissements étrangers, pour les secteurs non-stratégiques (une vieille demande des Européens) ; et une révision du code des marchés publics pour favoriser « les start-ups et les jeunes entrepreneurs ». Hommes politiques ambitieux, caciques de la technocratie et de l'armée, occidentaux convaincus de leur supériorité culturelle, grands groupes exploitant les sous-sols africains depuis des décennies, tous se rejoignent pour ignorer des demandes d'une légitimité absolue. Le Hirak qui a ébranlé le pays depuis plus de six mois portent deux revendications fondamentales : le refus d'une représentation politique absurde et insultante, et l'arrêt immédiat du pillage des richesses du pays. À ces demandes, le régime algérien et ses complices étrangers répondent en imposant une élection présidentielle sous contrôle et en préparant un nouveau pillage économique sous couvert de « réformes ». Ce sont ces mêmes acteurs qui prétendent lutter contre le terrorisme, quand la totalité de leurs actions contribuent de facto à nourrir le radicalisme. Heureusement pour l'Algérie et la région, les révolutionnaires sont d'une tout autre valeur. Sans leur pacifisme à toute épreuve, il ne fait guère de doute que le pays serait réellement au bord du chaos. Hommes politiques ambitieux, caciques de la technocratie et de l'armée, occidentaux convaincus de leur supériorité culturelle, grands groupes exploitant les sous-sols africains depuis des décennies, tous se rejoignent pour ignorer des demandes d'une légitimité absolue. Le Hirak qui a ébranlé le pays depuis plus de six mois portent deux revendications fondamentales : le refus d'une représentation politique absurde et insultante, et l'arrêt immédiat du pillage des richesses du pays. À ces demandes, le régime algérien et ses complices étrangers répondent en imposant une élection présidentielle sous contrôle et en préparant un nouveau pillage économique sous couvert de « réformes ». Ce sont ces mêmes acteurs qui prétendent lutter contre le terrorisme, quand la totalité de leurs actions contribuent de facto à nourrir le radicalisme. Heureusement pour l'Algérie et la région, les révolutionnaires sont d'une tout autre valeur. Sans leur pacifisme à toute épreuve, il ne fait guère de doute que le pays serait réellement au bord du chaos. [Read the English version of this article here.]