En décrétant le 22 février journée nationale, le pouvoir tente de se réapproprier un repère pour le vider de sa substance et de ses objectifs. La décision est d'autant plus surprenante qu'inattendue : le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a décrété le "22 février", début de l'inédit mouvement révolutionnaire dont on a célébré hier l'anniversaire, journée nationale, sous la dénomination de "Journée nationale de la fraternité et de la cohésion entre le peuple et son armée pour la démocratie". Qualifiant, de nouveau, ce mouvement de "béni", Abdelmadjid Tebboune a estimé que celui-ci a préservé le pays d'un effondrement total. "L'Etat national a failli s'effondrer totalement, comme ce fut le cas dans certains pays, aujourd'hui en quête de médiations pour le règlement de leurs problèmes", a-t-il dit lors d'une rencontre avec des responsables de médias. Selon lui, ce mouvement a pu réaliser plusieurs de ses revendications. Et pour celles qui restent, elles interviendront au moment opportun, suggère-t-il. Reprenant à son compte un jargon développé par le défunt chef d'état-major Ahmed Gaïd Salah, Abdelmadjid Tebboune n'a pas manqué de mettre en garde contre d'éventuelles "infiltrations" du mouvement. "Le hirak est un phénomène salutaire, et je n'ai rien à lui reprocher. Il a épargné au pays une catastrophe. Sans lui, des offices seraient, aujourd'hui, en cours pour régler la crise en Algérie, comme c'est le cas en Libye", dit-il, avant de lancer un appel à ceux qui continuent de manifester : "J'appelle mes enfants, qui manifestent le vendredi, à la vigilance contre l'infiltration de leur mouvement, car il y a des signes d'infiltration tant de l'intérieur que de l'extérieur." Que les autorités décident de sacraliser la date du "22 février", journée qui marquera sans doute pour longtemps l'histoire du pays, n'est pas une mauvaise chose en soi, mais l'interrogation est de savoir si cette initiative ne charrie pas quelques arrière-pensées. Car, enfin, au-delà de l'ambiguïté de la formulation, rappelant à s'y méprendre, et toutes proportions gardées, à la déclaration du 1er Novembre, comment convaincre de la sincérité de la reconnaissance d'un mouvement auquel toutes sortes d'artifices sont employés pour le désamorcer ? Comment expliquer qu'à la veille de la célébration de cette date tous les accès à la capitale ont été fermés ? Comment justifier la persistance du déni des médias dont les télévisions et les médias publics et parapublics ? À quoi obéissent le maintien en prison des détenus d'opinion et la poursuite des arrestations ? Pourquoi les manifestations sont-elles toujours interdites les jours ouvrables de la semaine ? Pourquoi des entraves à l'activité partisane et du mouvement associatif ? L'initiative peut être sujette à caution dès lors que les premiers partis l'ayant applaudie sont ceux-là mêmes qui sont à l'origine de la "catastrophe" et dont le mouvement réclame la disparition, en l'occurrence le FLN et le RND. En étatisant la journée du "22 février", le pouvoir ne semble que rééditer un "mode opératoire" éprouvé par le passé : tenter de se réapproprier un repère pour le vider de sa substance et de sa finalité, comme ce fut le cas avec le "printemps berbère" ou encore la "réconciliation nationale", initiative de l'opposition en 1995. En sacralisant la naissance d'un mouvement dont la portée est historique, le pouvoir ne cherche visiblement, conjugué au pari sur l'usure, qu'à l'empêcher de mener à bon port sa revendication principale : le changement radical du système. "Nous ne sommes pas sortis pour faire la fête, mais pour le départ du système", ont répondu hier les manifestants.