Dans cette interview, Farid Bourennani revient sur le montant des crédits que devaient "certains investisseurs" aux banques, annoncé la semaine dernière par Abdelmadjid Tebboune. Selon lui, il faut distinguer les impayés bancaires des concours qui représentent l'ensemble des engagements des banques avec les entreprises, publiques et privées. Farid Bourennani explique également le pourquoi de la baisse des liquidités bancaires amorcés depuis 2015 et la difficulté de l'Etat à recapitaliser l'ensemble de ses banques en l'état actuel des finances publiques. Liberté : Abdelmadjid Tebboune a annoncé la semaine dernière que les concours bancaires ont atteint les 1216 milliards de dinars; une dette que détiennent les banques sur "certains investisseurs". Quels étaient les facteurs favorisant l'accumulation des créances au niveau des banques ? Farid Bourennani : Ces concours sont le résultat de gros marchés attribués par l'Etat à certains groupes ou encore de l'octroi de certains projets dans le cadre de la formule "partenariat public-privé". Il faut donc différencier les impayés bancaires, qui font l'objet de déclaration obligatoire dans la centrale des impayés de la banque d'Algérie, des concours qui représentent l'ensemble des engagements des banques avec les entreprises publiques et privées. Ces concours peuvent être des crédits octroyés à des entreprises attributaires de marchés publics ou bien des financements censés couvrir les investissements des entreprises. Cependant, la complicité entre les dirigeants de banque et les responsables politiques et les rapports clientélistes ont souvent entraîné un abus de pouvoir et un retour d'ascenseur sur des nominations indues et de complaisance. Ces créances ont-elles contribué à fragiliser davantage la trésorerie des banques publiques, alors que celles-ci étaient mises à rude épreuve suite au repli net de la liquidité dès 2016 ? La liquidité bancaire a commencé à baisser en 2015 lorsqu'il y a eu le dénouement du dossier Djezzy. Le Trésor public avait ouvert une ligne de crédit au profit du FNI (Fonds national d'investissement) pour lui permettre de racheter 51% d'Orascom, complété pa un financement d'un syndicat de banques publiques et privées. Des banques publiques et privées ont également participé au financement de Djezzy à hauteur de la contrevaleur en dinars de un milliard de dollars. Le déblocage des transferts des dividendes et le paiement de l'acquisition en faveur de Vimpelcom ont également favorisé la baisse de la liquidité bancaire. L'ensemble de ces opérations inscrites dans le cadre du dénouement de l'affaire Djezzy ont fait reculer à la fois la liquidité bancaire et les réserves de change. Par ailleurs, pour la sauvegarde de deux établissements bancaires publics qui étaient, rappelons-le, les plus touchés par l'affaire Tonic Emballage, l'état a dû recourir au refinancement via la banque centrale. Plutôt que de le déclarer comme sinistre bancaire, le montant de la dette détenue par la BADR a été syndiqué en l'étalant sur plusieurs établissements bancaires. C'est que le risque systémique était majeur à ce moment-là. Ces 1216 milliards de dinars d'impayés bancaires sont-ils des créances récupérables ou bien compromises ? Il incombe aux commissaires aux comptes de se prononcer sur ces concours bancaires qui nécessiteront soit une déclaration à la centrale des impayés de la Banque d'Algérie soit un provisionnement ; les provisions étant des charges exceptionnelles qui, soit neutralisent les résultats positifs – s'il devait y en avoir – soit entraînent des résultats négatifs si les niveaux des provisions sont plus importants que les revenus positifs. Et les pertes vont venir ainsi en diminution des fonds propres des banques. Les banques publiques ont historiquement dans leurs actifs tout un tas de crédits non performants, fruit du soutien de l'Etat aux entreprises publiques et aux collectivités locales. Et c'est ce qui rend d'ailleurs les banques publiques difficilement privatisables. Car, pour les privatiser, l'Etat devrait assainir les portefeuilles des banques. La privatisation du Crédit populaire d'Algérie (CPA) a buté en partie sur cette question, car les banques qui étaient intéressées par la privatisation du CPA allaient dégonfler une partie des actifs. Quels sont les moyens prévus par la réglementation par lesquels les banques pourraient récupérer ces impayés ? La règle est simple, tant que les projets financés ne sont pas encore finis, ceux-ci ne valent absolument rien. Je cite l'exemple du financement exclusif par la BEA d'un projet de trituration des graines oléagineuses à hauteur de 250 millions de dollars, lequel projet manque de 40 à 50 millions de dollars pour être fini. Dans ce cas de figure, la BEA doit prendre des dispositions à la fois pour récupérer les titres et devenir propriétaire et, ensuite, s'employer à finir le projet et espérer le vendre pour récupérer une partie de sa dette. Plus globalement, les banques qui récupéreraient des projets non finis devraient s'employer à les finir et à trouver des partenaires pour les mettre en exploitation. Et c'est à ces conditions que ces projets reprendront de la valeur à même d'intéresser des investisseurs qui pourraient les acheter permettant ainsi à la banque de récupérer une partie de sa dette. Après les opérations de réescompte et de l'open market menées dès le début de 2016, la planche à billets était venue à son tour renflouer les caisses des banques à partir de la fin 2017. Quelle serait la marge de manœuvre des banques maintenant que le financement non conventionnel est suspendu, alors que les impayés ont atteint des niveaux problématiques ? La règle est que les propriétaires de ces banques réinjectent de l'argent. Pour ce qui est des banques publiques, l'Etat serait ainsi appelé à injecter des capitaux dans ses banques par le biais du Trésor public. Or, ce dernier est lui-même en besoin de financements. L'Etat serait donc confronté à un choix cornélien ; il s'agit soit de ressortir la planche à billets soit de dévaluer la monnaie nationale. Les deux options ne sont pas sans conséquences car il sera question, soit d'aggraver le déficit budgétaire, ce qui est à mon avis une solution de facilité, soit de déprécier le dinar. A mon avis, il faut, en partie, procéder à une dévaluation du dinar, car, de toute façon, si l'Etat devrait lever des fonds sur le marché international, il doit impérativement se soumettre à des réformes, dont l'ajustement de la valeur du dinar. L'idée de déclarer la guerre à la surfacturation pour faire gagner à l'Etat 20 à 25% de la facture d'importation revendiquée par Abdelamdjid Tebboune est difficile à réaliser, étant donné que la surfacturation a plusieurs facettes. Là, l'Etat ne s'intéresse qu'à la surfacturation des biens et marchandises à l'importation, alors que le phénomène a beaucoup évolué et a plusieurs facettes et ramifications. Or, la seule façon qui permettra de lutter contre la surfacturation est celle d'aller vers la convertibilité du dinar et le coût supposé de cette convertibilité viendrait à être balancé par la neutralisation totale et immédiate de la surfacturation. Assurément, la mauvaise gouvernance des banques publiques, les nominations politiques et les injonctions des responsables politiques ont fragilisé davantage la gestion de ces institutions. L'idée d'intégrer des administrateurs autonomes dans les CA de banques est-elle de nature à améliorer leur gestion ? C'est du pur marketing ! Cela veut dire que l'Etat va garder le même mode de nomination des dirigeants à la tête des banques, mais en introduisant des "hommes libres" ; ces derniers ne peuvent absolument pas peser dans les conseils d'administration. La bonne gestion des banques passe par l'ouverture du capital de ces établissements. L'Etat ne doit pas posséder les banques à 100%. Je pense que conséquemment aux pertes que les banques publiques vont essuyer et aux besoins en capitalisation, l'Etat sera incapable de recapitaliser l'ensemble des banques et devrait par conséquent se désengager de certaines de ces banques. La pluralité d'actionnaires au niveau d'une banque signifie forcément le passage à un autre mode de nomination des responsables, à une autre gestion et à la fin des pratiques douteuses au niveau de ces banques.