Mohamed Terkmani estime, dans cet entretien, que les cours du pétrole risquent de dégringoler jusqu'à un creux de 30 à 35 dollars le baril. Liberté : L'Opep et ses alliés, réunis jeudi et vendredi derniers à Vienne, ont échoué à se mettre d'accord sur une baisse additionnelle de la production. Pouvez-vous commenter cette décision ? Mohamed Terkmani : Il avait été question d'avancer la date de cette réunion à février 2020 au lieu de la tenir les 5 et 6 mars 2020, tant la situation était devenue inquiétante pour l'Opep face à une détérioration de l'économie mondiale (et donc détérioration des cours du brut) résultant des craintes de prolifération mondiale du coronavirus. Cependant, sous l'influence de la Russie qui préférait attendre un peu plus longtemps pour y voir plus clair, la réunion a été maintenue à sa date initiale. Pourtant, la situation présente un caractère d'urgence, car certaines projections pessimistes laissent penser qu'en l'absence d'une réponse énergique de l'Opep+, les cours risquent de chuter en cette période instable jusqu'à 30-35 dollars. L'Opep s'est énormément affaiblie dans ses décisions à réguler le marché. Quant aux réticences de la Russie, elles sont liées au fait que le niveau actuel des prix du pétrole est acceptable, car toujours au-dessus des 42,4 dollars le baril de Brent, utilisé comme niveau de base pour son budget. La question qui se pose à présent est de savoir pourquoi la Russie se contente-t-elle d'un baril autour de 50 dollars, alors qu'elle pourrait avoir plus en réduisant sa production ? Une des réponses possibles est, de notre point de vue, que la Russie estime pouvoir tenir le coup avec un prix de 50 dollars, ce qui n'est pas le cas pour la plupart des autres pays de l'Opep, y compris l'Arabie saoudite, qui a besoin d'un brut à environ 80 dollars pour équilibrer son budget et surtout pour valoriser les actions de l'Aramco dont elle prévoit de mettre une partie sur le marché. La Russie espère peut-être que l'Opep sera contrainte de supporter à elle seule le poids de la nécessaire réduction qui s'impose à elle… Pour certains experts, l'Opep n'a désormais plus les cartes en main pour aider à stabiliser le marché. Qu'en pensez-vous ? Effectivement, l'Opep s'est considérablement affaiblie et n'a plus la même marge de manœuvre qui était la sienne autrefois lorsqu'elle avait l'exclusivité de swing producer (producteur d'appoint). Désormais, elle doit partager les cartes avec les producteurs de schistes et les non-Opep. En fait, les cartes de l'Opep+ sont partagées entre les deux poids lourds que sont la fédération de Russie et l'Arabie saoudite, avec respectivement la 2e et la 3e production mondiale de brut. Aucune décision importante n'est prise sans un accord préalable entre les décideurs de ces deux pays avec la plupart des autres membres de l'organisation, souvent réduits au rôle de figurants. L'autre partie de ces cartes se trouve entre les mains des producteurs de schistes qui réagissent à l'opposé des intérêts de l'Opep ou de l'Opep+. En effet, il faut savoir que lorsque l'Opep+ décide de réduire sa production pour accroître les cours du brut, c'est l'inverse qui se produit avec les schistes : leur production augmente avec une remontée des prix et va contrebalancer les efforts de réduction de l'Opep. À titre d'exemple, si l'Opep décide de réduire sa production de 1 million de b/j, l'accroissement des prix qui en résulte va provoquer un accroissement de la production des schistes qui viendra s'ajouter à l'offre. Ainsi, quel que soit l'effort de réduction, il sera inférieur à celui qui aurait pu être obtenu sans l'interférence des schistes. L'Opep a donc perdu beaucoup de ses cartes.
L'Opep est ses partenaires ont conclu une alliance à long terme. Il s'agit, en fait, d'une charte de coopération renforçant la collaboration entre les deux parties. Estimez-vous que cette alliance soit en mesure de tenir sa place et de défendre ses intérêts dans un contexte où le schiste américain a repris de la vigueur ? Lorsqu'en juin 2014 l'Opep, entraînée par l'Arabie saoudite et ses proches alliés du Golfe, avait décidé d'inonder le marché pour provoquer un effondrement des cours du brut, l'objectif recherché était d'abord d'éliminer par tous les moyens l'industrie en pleine expansion des schistes qui venait leur disputer des parts de marché. Mais il était aussi espéré que la chute brutale des cours mettrait à genoux les économies des autres pays exportateurs, en particulier celle de la Russie, et leur donnerait à réfléchir sur la nécessité de coopérer avec l'Opep en participant eux aussi aux réductions de production chaque fois que nécessaire. Le bon sens a fini par prévaloir avec le regroupement des pays de l'Opep en une sorte d'union avec les exportateurs hors Opep dominés par la Russie. Il en est résulté des réductions conjointes de production qui ont permis de rehausser les cours à un niveau acceptable. Entre-temps, il s'est produit un renforcement énorme du potentiel pétrolier des Etats-Unis avec une production de 13 millions de b/j, dont 8,6 millions de b/j à partir des schistes, ce qui en fait le premier producteur mondial de brut devant la Russie et l'Arabie saoudite. Le moins que l'on puisse dire, au vu de ces statistiques, est que les Etats-Unis sont de moins en moins dépendants de l'Opep pour leur approvisionnement en brut. De ce fait, ils se trouvent en meilleure position pour faire pression sur cette organisation. Aux relations plutôt tendues du président américain avec l'Opep s'ajoutent celles du Congrès américain, qui reproche à cette dernière de constituer un cartel manipulant les prix et n'exclut pas des sanctions conformément à la loi antitrust. D'ailleurs, la cohésion de l'organisation semble déjà s'effriter avec l'Arabie saoudite, privilégiant de plus en plus ses relations avec la Russie et les Etats-Unis et de moins en moins avec les membres de l'Opep. Quant à l'alliance de Opep avec les non-Opep, non seulement ces derniers, en particulier la Russie, ne sont pas très chauds pour se conformer aux accords conclus, mais des responsables au plus haut niveau de l'industrie pétrolière russe demandent tout simplement qu'il y soit mis fin. Or, l'impact de l'Opep sur le marché serait trop faible sans une contribution solide de la part des non-Opep. C'est ainsi que la Russie, après s'être engagée à réduire sa production journalière de 280 000 b/j dès janvier 2019, ne l'a réduite que de 47 000 b/j au cours de ce même mois, sans augmentations suffisantes par la suite. En bref, l'Opep+ n'est pas en mesure de défendre efficacement les intérêts de l'organisation quand on sait que les décideurs que sont la Russie et l'Arabie saoudite n'ont pas toujours des points de vue convergents.