pacifiques pour l'émancipation des peuples. Si son ancrage est circonscrit à la Kabylie, le cadre qui lui était assigné par ses acteurs avait pour ambition de couvrir toute l'Algérie, toute l'Afrique du Nord. La compréhension du Printemps 1980 de Kabylie qui avait donné naissance au Mouvement Culturel Berbère (MCB) n'est possible que si l'on se réfère au contexte de l'époque, c'est-à-dire aux deux premières décennies qui ont suivi l'indépendance nationale. À peine celle-ci acquise en juillet 1962 qu'elle fut tout de suite confisquée par le tandem putschiste (1) Ben Bella-Boukharouba (alias Boumediene), ce que tout le monde sait aujourd'hui. Ce coup de main violent entraîna un déferlement de crises et d'actions sanglantes : rébellion du FFS mâtée à la manière "opération Jumelles" (2), assassinats politiques des réfractaires (le colonel Mohamed Chabani, le ministre des Affaires étrangères Mohamed Khemisti, le colonel Abdelkader Chabou, le ministre de l'Intérieur Ahmed Médeghri), organisations hors FLN traquées et brisées (FFS, PRS, PCA…), mise en place d'un socialisme arabo-islamiste despotique, etc. La dynamique révolutionnaire qui promettait émancipation et abondance au peuple algérien vola en éclats pour se transformer en cauchemar, en véritable situation d'inquisition. Lounis Aït Menguellet y a vu, dans sa philosophie politique, un "endroit transformé en pénitencier d'acier dont les portes se referment sur nous" (3). Malgré ce terrible chaos d'après-guerre, l'Algérie était considérée à l'intérieur par une petite élite s'autoproclamant progressiste comme le phare du Tiers-Monde, des pays "non-alignés" et du monde dit "arabe". Pourtant, un sentiment de mal-être, un climat d'insécurité généralisé s'installent dans le pays sans que personne puisse émettre la moindre critique. Toute remise en cause de la ligne politique officielle est frappée de vice de forme. Elle ne peut venir que de "réactionnaires", de "nostalgiques du passé", d'une "main étrangère" et tutti quanti. Les libertés publiques et privées sont suspendues, bannies, proscrites. L'emploi de la force et de la terreur s'érigeait en mode de gouvernance. La Police militaire (PM) circulait dans les rues en groupes de quatre ou six hommes bien armés qui bastonnaient les passants au hasard de leur humeur, tandis que la Sécurité militaire (SM) infiltrait tous les groupes susceptibles de réfléchir ensemble. Pour semer la crainte, la soldatesque du Raïs organisait des mouvements de troupes fréquents et ostentatoires. Le culte de la personnalité organisé autour de Ben Bella d'abord, de Boukharouba (alias Boumediene) ensuite, empruntait les postures des adorateurs de Gamal Abdel-Nasser et de Léonid Brejnev. C'est sur ce camp géopolitique que s'ancrait l'Algérie malgré sa tartuferie discursive de non-alignement. Un syndrome de discrimination À l'extérieur, certains ignoraient tout, d'autres, notamment au sein de la gauche stalinienne, ne souhaitaient rien savoir de la situation interne du pays avec notamment les éliminations physiques d'opposants, l'arabisme belliqueux et hégémonique, l'illégalité devenue loi. Tous les caps pris par l'Algérie de ces années de dictature ne laissaient aucune place à la pluralité des opinions, des cultures, des langues ni à toute autre forme d'expression susceptible de véhiculer une pensée autonome. Sous l'impulsion de ce système violent, méprisant et inégalitaire, le train du progrès laissait l'Algérie sur un quai désaffecté mais avec guérites et soldats en faction. C'était lisible et prévisible mais cela ne gênait pas grand monde. C'était un chaos mais il passait pour une affaire interne d'un pays du tiers monde ! Il en va des pays comme des individus, ils vivent le même syndrome de discrimination : on ne s'offusque pas qu'un pays du Sud et à plus forte raison "arabe" soit un théâtre de répression, un bagne à ciel ouvert. Cela fait partie de l'ordre des choses ancrées dans les têtes des dominants. Dans ces années 1980, d'autres théâtres politiques régionaux attiraient plus l'attention : le Liban avec sa communauté chrétienne impliquée dans une guerre fratricide, la guerre civile du Mozambique à caractère géopolitique au cœur de la guerre froide, les troubles sur les chantiers de Gdansk qui remettaient en cause la mainmise de l'Union soviétique sur la Pologne, etc. De plus, le discours pseudo-avant-gardiste de l'Algérie parvenait à disqualifier toute critique du régime aux yeux de la gauche européenne molle ou radicale et aux yeux des organisations de lutte pour la démocratie. Les opposants comme Mohamed Boudiaf ou Hocine Aït Ahmed n'avaient qu'à bien se tenir pour éviter le sort de Mohamed Khider ou de Krim Belkacem et, plus tard, de Ali Mécili, tous assassinés sur le sol européen par les services algériens sans qu'aucune voix s'indigne ou proteste contre ce terrorisme d'Etat ! Rien ou presque rien ne vient perturber le laxisme dont profite ce régime pourtant visiblement odieux. Les quelques articles ou ouvrages qui se proposent de lever un coin du voile sur la nature du régime se heurtent à une indifférence générale ou à des opérations de bornage ! Emprisonnements, tortures, assassinats politiques n'émeuvent pas grand monde sur la rive nord. La dérive totalitaire ne pèse rien face aux réserves de pétrole et de gaz dont les découvertes font régulièrement la une des quotidiens gouvernementaux, seuls médias à avoir droit de cité, ou celle des revues spécialisées du monde des affaires. L'argent n'a pas d'odeur. Une histoire mensongère Cette situation servait naturellement la stratégie du régime en place qui utilise sans limite cette sorte de complicité tacite contre les revendications berbères et démocratiques. L'idée est de diminuer le poids de la Kabylie dans l'échiquier politique national et, du coup, terroriser l'ensemble des Algériens indociles. À chaque contestation du régime et de sa gestion des affaires publiques, on nous ressort la même langue de bois autour de soi-disant révolutions agraire, industrielle, culturelle et d'autres balivernes, sans compter la ritournelle facile de la "main étrangère" ! Ce n'est pourtant pas difficile de démonter les mécanismes de ces méthodes et de mettre à nu la logique et la portée réelle de cette mystification. Ils sont l'exact contraire des intérêts des Algériens ! Tout ce système bâti sur un registre sécuritaire paranoïaque et mensonger s'est éloigné complètement de toute autre option susceptible de fonder sa légitimité : croissance économique, éducation, emploi, suffisance alimentaire, libertés fondamentales… C'est dans ce contexte et à cause de ce contexte qu'éclate le premier printemps "arabe", cet extraordinaire révolte berbère au printemps 1980. Son onde de choc a immédiatement secoué la communauté kabyle de France, seul lieu où les oppositions au régime s'aventurent, comme elles peuvent, à s'organiser malgré un verrouillage complice et obsessionnel des autorités françaises. Le mutisme de celles-ci sur ce qui se passe en Algérie n'a d'égal que le silence observé sur les crimes commis sous la colonisation. Tout se passe comme si l'histoire mensongère des deux pays figeait la plupart des élites dans leur silence au mépris de l'éthique universelle toujours affichée quand il s'agit d'autres aires géopolitiques (Pékin, Moscou ou Téhéran). Une lutte pacifique Face à ce monde totalement scellé, les militants d'Avril 1980 ont fait le pari de la résistance. Leur soulèvement, jusque-là inédit, voulait faire une césure avec le système en utilisant l'arme de la mobilisation pacifique. Une alternative démocratique au modèle dominant est clamée publiquement. Une sortie des voies clandestines et des méthodes violentes est revendiquée avec force. L'interdiction le 10 mars 1980 de la conférence Mouloud Mammeri, romancier, linguiste et anthropologue, est aujourd'hui largement connue pour ne pas avoir à revenir dessus. C'est elle qui a servi de détonateur à ce moment de l'Histoire qui a vu, à partir du lendemain 11 mars, des milliers puis des centaines de milliers de manifestants dans les rues des grandes et moyennes villes de la région kabyle et partiellement à Alger, notamment dans le milieu universitaire. Ce mouvement rapidement dénommé MCB ne s'est pas limité à la revendication culturelle et linguistique mais il a fait une offre politique pour sortir de l'impasse autoritaire que vit le pays (4). Pour y parvenir, les acteurs du mouvement n'ont jamais imaginé créer un parti politique du grand soir ni se convertir en négociateurs des petits matins. Contre le tout-répressif, ils ont affirmé l'exigence des principes démocratiques. Face aux armes pointées vers eux et face aux portes des prisons qui se sont refermées sur eux, ils ont lancé un cri d'espérance. Le MCB n'avait pas vocation à prendre le pouvoir ni à y participer. Son offre politique puise ses sources dans les idéaux des conquêtes démocratiques universelles et les valeurs qui en résultent. Le Mouvement de 1980 a ouvertement assumé l'héritage des luttes pacifiques pour l'émancipation des peuples. Si son ancrage est circonscrit à la Kabylie, le cadre qui lui était assigné par ses acteurs avait pour ambition de couvrir toute l'Algérie, toute l'Afrique du Nord. À cette fin, le volet culturel et linguistique du projet soutenait des logiques de solidarité nationale. C'est pourquoi il ambitionnait de promouvoir aux côtés de la langue tamazight, la langue arabe algérien (darija) qu'il considérait comme les langues nationales et populaires ainsi que la langue française qu'il tenait pour "butin de guerre" (5). Aux pulsions dominatrices du régime militaro-FLN, il opposait les droits civiques, les libertés individuelles et collectives. Le surgissement soudain dans la rue est en réalité la suite logique de lentes maturations jusque-là cultivées en sourdine dans des cercles restreints. Il fallait en finir avec un système mégalomaniaque, il fallait donc s'y préparer. La répression qui s'est abattue sur les militants dans la nuit du 20 avril a été terrifiante. Des milliers de blessés et des milliers d'arrestations dont 24 d'entre eux ont été traduits devant la cour de sûreté de l'Etat. Un défi à relever Malgré cette loi du talion, le MCB a tenu bon. C'est dans ce sens que le Hirak du 22 Février en est la réplique à grande échelle, l'échelle nationale. C'est dans ce sens aussi que le Hirak d'aujourd'hui est un remake plus large du projet de 1980. L'éthique est la même : non-violence et cohésion nationale, impératif démocratique et justice sociale, changement de système. C'est une réponse politique ajustée à l'instabilité du pays et à la fragilité de la société minée par de nombreuses fractures. C'est pourquoi la cohésion nationale a pu être sauvegardée malgré la politique du "diviser pour régner" entretenue par d'irresponsables décideurs. Quarante ans après, l'onde de choc du Printemps 1980 n'en finit pas d'irradier le paysage politique du pays. Le combat continue, comme disent les militants de l'autre 20 avril, celui du printemps noir de 2001 qui a vu mourir 127 jeunes sous les balles assassines des gendarmes commandés à l'époque par le général Ahmed Boustila, décédé en 2018 dans un hôpital parisien. Beaucoup de murs qui fragmentaient la société sont tombés, mais le régime garde toujours sa volonté et sa capacité de nuisance, de division et de répression. Une rupture fondatrice reste possible mais elle ne viendra sûrement pas d'en haut. Elle nécessite un élan du cœur et de l'intelligence et en même temps un frein puissant à notre légendaire narcissisme. C'était le défi à relever pour les acteurs MCB, ça l'est aujourd'hui pour ceux du hirak.
Par : Hacène Hirèche universitaire (1) Dès l'été 1962, deux groupes revendiquent le pouvoir : d'un côté, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), organe légitime qui a signé les accords d'Evian (présidé par B. Benkhedda) ; de l'autre, l'état-major de l'armée stationné à Oujda au Maroc, dirigé par M. Boukharouba (alias H. Boumediene). (2) Opérations meurtrières du général Challes qui a déployé 60 000 hommes pour anéantir la Wilaya III. (3) Amkan yughal d lhebs umi rran uzzal, medlen fell-agh tiburra (in le poème chanté Amacahu). (4) Un texte dénommé "Plate-forme de Yakouren" a été remis aux autorités sous forme de propositions de changement. (5) "Le français est notre butin de guerre" : expression de Kateb Yacine à propos de la place de la langue française en Algérie.