Le politologue Hatem M'rad analyse les derniers développements politiques en Tunisie et revient sur l'impact de la crise libyenne sur l'équilibre interne à la Tunisie. Liberté : La pandémie de coronavirus a aggravé la crise socioéconomique en Tunisie. Le gouvernement d'Elyès Fakhfakh a-t-il les moyens et une stratégie pour sortir le pays de l'impasse ? Hatem M'rad : La Tunisie vit une situation économique critique, certainement aggravée par la covid-19 et les arrêts de travail, comme dans tous les pays. Il y a un problème de croissance et un problème de pauvreté, de vulnérabilité et de chômage. Mais il n'y a pas de richesse, toujours beaucoup de lourdeurs bureaucratiques pour les entreprises. Donc pas de grandes distributions possibles. Les grandes réformes économiques, sociales et fiscales tardent à venir. Le fait nouveau ici, à mon avis, même si je ne suis pas économiste, me semble être le projet de loi sur l'économie sociale et solidaire (ESS), voté il y a quelques jours à l'ARP avec une forte majorité. Un projet voulu depuis plusieurs années par l'UGTT, et qui peut être considéré comme une grande réforme, si elle est exécutée sur de bonnes bases. Il s'agit d'un outil chargé de soutenir et d'accompagner les personnes souffrant de précarité économique et sociale et de lutter contre les formes d'injustice. Une instance publique est créée portant le nom d'"Instance tunisienne d'économie sociale et solidaire". Cette nouvelle organisation pourra créer d'après le ministre de la Formation professionnelle environ 200 000 emplois supplémentaires et contribuer à 10% du PIB. On le souhaite pour notre pays, même s'il faut se méfier des chiffres faramineux proclamés d'avance par les autorités. Ce qui me semble important pour la phase économico-sociale de la Tunisie, c'est de faire du libéralisme social pragmatique, bien adapté aujourd'hui à la conjoncture tunisienne. Mais les inégalités de classes étant encore flagrantes en Tunisie, il faudrait miser aussi sur une grande réforme fiscale plus équitable et progressive et la lutte impitoyable contre la corruption. Ce qui n'est pas encore le cas. Le clientélisme politique survit encore vis-à-vis de la corruption. Plusieurs manifestations ont eu lieu dans le pays au mois de mai dernier. Y a-t-il un risque de reprise d'une contestation d'ampleur ? Ce n'est pas exclu ! Il faut savoir que les manifestations sociales, professionnelles et corporatistes n'ont jamais cessé depuis une dizaine d'années en Tunisie. Le confinement, en faisant perdre beaucoup d'emplois, a rabaissé la croissance, déjà faible depuis quelques années, et ranimé en effet les contestations. Les catégories marginales dont le travail est journalier en ont le plus pâti. Le gouvernement et ses conseillers sanitaires ont, certes, annoncé la maîtrise de la gestion de la pandémie, à la lumière des résultats, du nombre de cas atteints et de décès. Mais je crois qu'il est imprudent pour le gouvernement de crier prématurément victoire. Le gouvernement est inquiet de la situation économique et ses répercussions, et les conseillers sanitaires pensent qu'il faut apprendre à vivre avec le virus comme avec d'autres maladies. Mais ce virus, on ne vit pas avec. Il est fatal. Il me semble que tant qu'on n'a pas de vaccin, les restrictions s'imposent encore, et les autorités sont appelées à rester humbles dans la gestion du virus. La covid-19 est une épreuve, comme dans la guerre. Dans une guerre, la survie passe avant l'économie. Et cette guerre n'est hélas pas encore finie. Dans quelle mesure le conflit libyen a-t-il impacté les équilibres du pouvoir en Tunisie ? Depuis l'époque de Kadhafi, la Libye a toujours été un voisin instable, hasardeux, versatile, difficile à gérer par la diplomatie tunisienne. Aujourd'hui, avec le conflit inter-libyen et l'interventionnisme des puissances étrangères, la question libyenne fait sortir les contradictions de la neutralité tunisienne, sa diplomatie de base. L'interventionnisme étranger pousse la diplomatie tunisienne à prendre position, parce non seulement les parties belligérantes libyennes divisent les partis tunisiens, laïcs et islamistes du fait de leurs doctrines et positions politiques, mais aussi parce que les intervenants étrangers ont des appuis dans différents partis tunisiens. La Tunisie a pu défendre sa neutralité parce que, aussi, elle soutient, comme toujours, la légalité internationale. Elle s'abrite derrière la neutralité du droit international. Or, dès l'époque du président Essebsi, lorsque la Tunisie prenait position en faveur de la légalité internationale, la position de l'ONU, cette position était favorable au gouvernement Fayez al-Sarraj, proche des islamistes, de la Turquie et du Qatar. Elle a alors perdu, malgré elle, la confiance du maréchal Haftar et de son armée nationale libyenne (ANL), l'autre partie incontournable du conflit, qui n'a jamais voulu venir en Tunisie pour négocier malgré les sollicitations des autorités. La guerre en Libye a eu certainement, comme vous dites, un impact sur les équilibres politiques du pouvoir en Tunisie. En fait les partis tunisiens sont dans l'indétermination sur ce sujet. Le parti-pris anti-islamiste, anti-interventionnisme turc a conduit certains partis, de droite ou de gauche, modernistes, et même de l'ancien régime, à soutenir franchement ou à demi-mot le maréchal Haftar. Comme ils ont soutenu hier Al-Sissi contre Morsi en Egypte par réflexe anti-islamiste. Se dirige-t-on vers la chute du gouvernement ? Dire qu'on se dirige vers la chute du gouvernement, il n'y a qu'un pas qu'on ne saurait franchir pour l'instant, même si Ghannouchi tente de manœuvrer dans ce sens. Le gouvernement Fakhfakh est un gouvernement constitutionnel, et son chef, Elyès Fakhfakh, a été choisi intuitu personae par le président de la République, parce que les partis n'ont pas pu voter la confiance du premier chef du gouvernement Habib Jomli, désigné par la majorité islamiste, et parce que le Président voulait un homme conciliant, pouvant mener une politique centriste, favorable aux déshérités. Or, le président Saied, élu avec une bonne majorité, sans doute plus légitime que les islamistes qui détiennent une majorité insuffisante, est franchement hostile aux islamistes. On sait que le courant ne passe vraiment pas entre Ghannouchi (et les islamistes) et lui. Ghannouchi voudrait que le pouvoir soit remis au Parlement, à sa majorité, même tronquée, comme il l'a conçu dans la Constitution. Par la nomination de Fakhfakh, le Président, qui n'a que des pouvoirs diplomatiques, retrouve aussi un pouvoir à l'échelle gouvernementale, un pouvoir de type frontal par rapport aux islamistes. Le débat sur le rejet d'une éventuelle intervention en Libye au départ du sol tunisien a fragilisé l'alliance Ennahdha-Mouvement Echaâb au Parlement. Cela annonce-t-il son éclatement ? De toutes les manières, cette alliance Ennahdha-Echaâb au gouvernement et au Parlement paraît curieuse. Ils ne sont pas faits pour s'entendre ou pour être ensemble. Tout le monde savait que ça n'allait pas marcher. Echaâb est un parti nationaliste, populaire et populiste, athée même, revendicatif, obstiné et revanchard, qui refuse les paramètres islamistes dans sa doctrine, qui a souvent accusé les islamistes, se retrouve maintenant du même côté qu'Ennahdha pour les besoins de la comptabilité majoritaire et des arrangements gouvernementaux. Echâab est au gouvernement parce que ce gouvernement est celui du Président, son allié doctrinal. Ces deux derniers souhaitent contrer les islamistes qui ont enfoncé le pays économiquement tout en remplissant leurs bas de laine en tant que "martyrs". Ils misent sur le "peuple" des déshérités, les oubliés de la Révolution, le véritable "peuple souverain" pour eux. Ennahdha préférait au départ Qalb Tounès au Mouvement Echaâb dans le premier gouvernement Jomli. Dans le gouvernement Fakhfakh, Ennahdha a été acculée à rejeter la participation de Qalb Tounès, parce que le président Saied, Echaâb et d'autres partis n'en voulaient pas. Le Mouvement Echaâb a voté récemment la mise en cause du président du Parlement Ghannouchi, avec les autres partis de l'opposition, pour sa diplomatie personnelle, dite parlementaire, contraire à la Constitution, en Libye et avec Erdogan. Concrètement, il voudrait éliminer Echaâb et le remplacer par Qalb Tounès. Quant à la "chute de Rached Ghannouchi", je n'y crois pas beaucoup pour l'instant. L'homme, même vieilli, contesté au sein de son parti et honni par les Tunisiens, a les reins solides. Il a vu pire dans l'exil et la persécution. Il gouverne par le chantage, la menace et la realpolitik. Le Parlement tunisien ressemble depuis quelques semaines à une véritable foire d'empoigne. Cela traduit-il une crise politique profonde avec un Parlement totalement fragmenté ? Oui, le nouveau Parlement issu des élections de 2019 est aussi éclaté qu'instable et chaotique. Les uns font des grèves à répétition. Les autres se donnent en spectacle par des insultes. Les autres ne sont là que pour faire des affaires ou pour être au service d'un parrain extérieur, individu ou partis. Les élus au Parlement donnent l'impression de tout représenter, sauf leurs électeurs ou la nation. Puérils, bavards, novices en politique, venus de nulle part, la seule publicité parlementaire qu'ils donnent est celle des buzz dans les réseaux sociaux. On n'a pas encore un seul député capable de produire un rapport sérieux et valable sur une question donnée ou présenter une grande réforme. L'opinion publique, quant à elle, observe ébahie de l'extérieur les empoignades, les quolibets, les harangues et les insultes au Parlement. Elle semble se demander si c'est bien le Parlement qu'elle a choisi. Or, c'est bien le choix des électeurs. On se plaint souvent des élus et pas des électeurs. En science politique, on analyse depuis quelques années la compétence des électeurs ou leur niveau de politisation. Quelle attention donnent-ils au fonctionnement du champ politique et au travail des acteurs politiques ? En quoi ils s'intéressent à la politique ou se reconnaissent dans l'offre politique ? Quel savoir ont-ils de la politique ? Il y a même des moyens et outils permettant de mesurer la politisation et la compétence des citoyens par des enquêtes et des études. Or le suivi de la vie politique se fait en Tunisie à partir des cafés de commerce, des réseaux sociaux, où souvent ragots riment avec politique, et des chaînes de télévision tantôt illégales, tantôt entre les mains de partis politiques (Ennahdha, Qalb Tounès) ou de patrons politiquement ambitieux et sulfureux. Le débat politique est fondamentalement manipulé médiatiquement. Les hommes politiques tunisiens n'existent pas en dehors du champ médiatique, sur le terrain.