La dimension collective et sociale de la pandémie Covid-19 questionne les rapports entre sciences sociales et la médecine. Sa régulation ne peut être que globale. La seule mobilisation des professionnels de santé des hôpitaux est insuffisante. Ils indiquent aujourd'hui leur désarroi et leur impuissance à prendre en charge de façon sereine tous les malades atteints de Covid-19. Il nous semble aussi urgent de dépasser le discours moral de culpabilisation des personnes qui ne respectent pas les normes médicales, pour nous focaliser au contraire sur la fracture entre les sciences sociales et la médecine, oubliant que sa reconfiguration et ses multiples détournements sont indissociables de l'ordre sociopolitique. Les sciences sociales et la médecine sont administrativement et socialement hiérarchisées et soucieuses avant de tout de leurs egos scientifiques respectifs. La frontière institutionnelle est attestée par la vacance des sciences sociales dans le cursus de formation médicale, si ce ne sont quelques ajouts rapides (la cerise sur le gâteau !). Cette amputation dévoile une étrangeté épistémique entre les sciences sociales et la médecine. Celle-ci est paradoxalement confrontée quotidiennement à l'ordre social et politique qui ne cesse de la refaçonner à sa manière, du fait de la pénétration active des multiples contraintes dans les différents espaces sanitaires. Si la cohabitation entre la médecine et la société est réelle, elle ne signifie pas, loin de là, l'accès à une coopération et une compréhension fine entre les deux sphères. La confrontation scientifique plurielle entre la médecine et les sciences sociales semble aujourd'hui de l'ordre de l'absence faisant fi de la production scientifique disponible réalisée par le groupe de recherche en anthropologie de la santé pendant près de 30 ans. La valorisation scientifique aurait permis d'évoquer collectivement le mal dans toute sa complexité à la fois organique, psychique et sociale (document Gras, 2016). La médecine est en effet un art de faire déployer à partir de la rencontre entre deux subjectivités, celles des médecins et des malades. Pourtant, cette intersubjectivité entre les mondes sociaux de la médecine et les agents de la société est de l'ordre du non-dit, produisant souvent un "blanc" pour reprendre l'expression de la psychanalyste Karima Lazali (2018). En effet, la majorité des rencontres scientifiques organisées par les sociétés savantes sont focalisées sur une médecine de l'organe. Il s'agit donc pour les spécialistes en médecine, d'échanger entre soi, comme si la société était considérée comme une cruche vide qu'il suffit de remplir de connaissances et d'attitudes, pour la mettre sous "tutelle" de la médecine. Notre propos est de tenter d'en saisir les soubassements scientifiques et sociopolitiques, pour tenter de mettre à nu la dissociation entre d'une part, la compréhension de la société et donc de l'Homme et d'autre part, celle du corps organique qui relève de la médecine. Convenons qu'il n'est pas aisé de se détacher de l'évidence centrée sur la dualité entre le corps organique et la société. La porosité des frontières (corps biologique-corps social) traverse la formation médicale et le fonctionnement des institutions de santé qui "naturalisent" la fracture entre ce double corps. On se limite faussement à considérer que la médecine relève uniquement de la maladie en soi, ce que les Anglais nomment "disease", la maladie objectivée par le médecin. A contrario, les sens du mal produits par l'Homme et la société (Herzlich, Augé, 1984) intègrent les aspects psychiques et sociaux de la pathologie que la langue anglaise nomme respectivement "llness" et "sickness". Nous souhaitons, en référence à nos recherches de terrain, questionner la médecine comme "un monde à soi" (Good, 1988) hyperspécialisé, occultant la subjectivité des personnes qui ont de par leurs histoires, leurs expériences sociales respectives, les interactions dans la société, produit aussi des sens du mal qui ne sont pas sans lien avec la confiance ou non émise à l'égard des institutions de santé travaillées nécessairement par le politique. Une médecine comme un "monde à soi" Le savoir ésotérique des médecins ne se réduit pas à sa dimension technique et professionnelle, même si cela est important. Il traduit de façon plus essentielle une rupture avec le monde ordinaire et quotidien. "Faire de la médecine" ne consiste pas uniquement à suivre une formation de longue durée, c'est surtout se détacher fortement d'une représentation spontanée de la médecine et du corps et de ses sensations (Hardy, 2013). L'anthropologue américain Good (1998), évoque la médecine comme un "monde à soi" qui signifie la fermeture vers la société, pour pénétrer le champ clos de l'anatomie, devenant pour le futur médecin, profondément sacralisé, "apprenant la maladie avant d'approcher le malade et dont l'objet de travail se construit en dehors de la demande explicitement formulé par celui-ci" (Hardy, 2013). Goerges Canguilhem (2002), philosophe et médecin français, indique "que la maladie renvoie davantage à médecine qu'au mal". La maladie est ici un état de dysfonction qui va imposer de façon hégémonique une façon de faire de la médecine. L'objectif est d'aboutir au diagnostic et à la décision thérapeutique soutenue fortement par une série d'examens, d'analyses, etc., durant lesquels les malades ont été traités non comme des sujets mais comme des objets, nous dit Georges Canguilhem. Les chercheurs pionniers en sociologie et en anthropologie de la santé, en l'occurrence Marc Augé et Claudine Herzlich (1984), évoquent la pluralité du "sens du ma. Ils font ici faire référence à l'Homme et la société, producteurs d'interprétations psychiques et sociales sur leurs maladies chroniques. Alors que la médecine est focalisée sur l'intériorité du corps, la société et ses acteurs sociaux évoquent leurs maux avec leurs propres mots résultant du langage ordinaire, qui est celui de la vie quotidienne, pour reprendre le philosophe Wittgenstein (1961). Dans le "monde à soi" (Good, 1998) des médecins, l'étrangeté domine à l'égard de tout ce qui représente les affects, les sentiments, la subjectivité au cœur du discours profane. Elle refoule à la marge les mondes sociaux construits socialement par les personnes peu reconnues comme telles, mais identifiés uniquement à des patients-consommateurs de soins. Force est de rappeler que la phénoménologie préconisée par Edmond Husserl (1913, 1985), montre avec rigueur, que ce sont en premier lieu, les personnes qui donnent du sens à la société. Ils construisent de façon intentionnelle leur réalité quotidienne, antérieurement aux sciences sociales qui interviennent au second degré. Le savoir ésotérique du médecin s'est construit en référence au corps organique du malade mais sans lui. Foucault (1963) a bien montré que la médecine est celle qui "confère au médecin la capacité de ‘voir' des pathologies dont l'individu est victime". La capacité de lire et d'intervenir sur la maladie en soi, va donner indéniablement de la puissance et de l'autorité à une médecine hyperspécialisée, conduisant à la fragmentation entre les disciplines spécialisées qui interdisent d'appréhender dans sa globalité, les multiples rapports entre l'organe traité et l'ensemble de l'organisme. L'utopie est importante (Elias, 2014). Elle nourrit fortement l'imaginaire des personnes. Elle a pour fonction de produire de nouvelles représentations sociales sur le rapport entre la médecine et la société. La médecine est un construit sociopolitique pluriel, au sens où elle peut être mobilisée différemment selon les sociétés, dont certaines ont redonné du sens et de la pertinence à la médecine communautaire proche des familles (Dugas, Van Dormael, 2003). La médecine techniciste produit aussi ses propres référents, son mode explicatif de la maladie et sa légitimité scientifique sous-tendue par les sciences du vivant et une technicité est de plus en plus précise pour visualiser le dedans de nos corps biologiques. Nos enquêtes auprès des médecins spécialistes (Mebtoul, 1994, 2005, 2007, 2015) ont montré la focalisation stricte sur la dimension technique fortement intériorisées par les praticiens et les malades. La technique se substitue à la parole devenue résiduelle dans un champ médical structuré de façon verticale et administrée. Celui-ci laisse peu de place à des dynamiques sociosanitaires horizontales porteuses d'imaginaires sociosanitaires créatifs des acteurs de la santé pouvant se libérer d'une bureaucratie sanitaire étouffante et distante de la réalité quotidienne. Une société interprétée au prisme du regard médical La formation médicale assurée à la faculté de médecine s'est construite comme un territoire porteur de certitudes scientifiques et techniques fortes.Il est hiérarchisé entre sous-segments professionnels, des plus nobles au plus dévalorisés. Ici la société est analysée et interprétée au prisme du regard médical, faisant valoir avec force et autorité, une sociologie spontanée, sans dialogue avec les sciences sociales, opérant des étiquetages rapides sur le fonctionnement de la société qui serait à l'origine de la perturbation de "l'ordre médical" (Claveul, 1978). La médicalisation éclatée et hyperspécialisée, si elle fait progresser les connaissances sur chaque organe, tend aussi à la séparation et au divorce entre les différents savoirs spécialisés, s'interdisant bien souvent de les relier, en occultant "les relations et les interactions entre l'organe ou la maladie traitée et l'ensemble de l'organisme. Paradoxalement, les progrès de la médecine provoquent des régressions de connaissance et de nouvelles ignorances » (Morin, 2011). La fermeture sur soi de la médecine, ne peut être que réfractaire au doute et à une remise en question épistémologique de ses postulats puissants et de ses méthodes de plus en plus sophistiquées et standardisées. La médecine de façon dominante se détache des Sciences Sociales, en faisant "disparaître" les trajectoires chaotiques, complexes, singulières des malades chroniques (Mebtoul, Tenci, 2014), au profit du traitement informatique des données statistiques sur la maladie (Canguilhem, 2002). La santé globale déployée par les organismes internationaux (OMS, Banque mondiale, ONG), conduit vers l'extension des politiques mondiales de santé. L'objectif est de construire et de diffuser des normes et des valeurs à vocation universelle dans le domaine médical et sanitaire, même si l'on observe des transgressions et des accommodements au niveau local (Gobatto, 2018). Les tensions entre l'universel et le local, favorise l'exode des médecins spécialistes algériens, en particulier vers France. Occultation de la subjectivité des personnes Nos recherches attestent de la forte dévalorisation sociale du médecin généraliste, pourtant plus proche de la population, face au statut socialement imposant du spécialiste. "Le médecin thérapeute à tout faire, actuellement nommé généraliste, a vu décliner son prestige et son autorité au profit des médecins spécialistes, ingénieurs d'un organisme décomposé comme une machinerie" Canguilhem, 2002). L'un des effets pervers de cette hyperspécialisation est de reléguer à l'arrière-plan la dimension subjective de la maladie, pourtant centrale pour les patients qui n'en pensent pas moins, ayant leurs propres interprétations de leur histoire du mal. Les ressentis des personnes malades sont tus ou peu pris en considération par la médecine. Pourtant, force est de noter ce sont d'abord les patients qui informent en premier lieu les médecins (Freidson, 1984). Mais ces informations profanes sont de l'ordre de l'invisibilité. Elles sont résiduelles par rapport au savoir ésotérique des praticiens. Les patients mobilisent souvent des métaphores qui ont du sens à leurs yeux parce qu'elles expriment la façon dont ils ressentent leur mal. "L'électricité traverse mes jambes" ; "Ma tête boue" ; "je sens quelque chose qui marche. C'est comme si les lumières venaient frapper à mes yeux et repartaient immédiatement" ; "Mon cœur frappe fort". A contrario, le praticien concentre son attention sur l'imagerie médicale. Nous avons pu observer que le cardiologue, en réalisant l'échographie, n'a aucun regard en direction du patient devenant objet parce que le "sujet" pour le médecin, est l'organe malade. Les mots des patients sont faussement perçus comme relevant de la subjectivité "incapable" d'objectiver la maladie du médecin, et donc de la mesurer. La parole du patient est profondément disqualifiée dans la prise de décision médicale. Pourtant, "la frontière entre soins professionnels et soins profanes est fluctuante ou imprécise" (Cresson, Mebtoul, 2010) ; il est donc réducteur de minimiser ou d'effacer d'un trait de plume les multiples ressources cognitives, affectives, financières, relationnelles des proches parents des malades, permettant à la famille d'être aussi productrice de soins. On comprend que la médecine de famille n'a jamais pu être instituée en Algérie faute de reconnaissance sociale et politique du travail profane de santé gratuit, invisible et profondément occulté par les responsables de la santé. La formation médicale en Algérie n'a pas été questionnée dans toute sa profondeur anthropologique et sociopolitique. Les institutions reproduisent de façon très routinière et non réflexive, le modèle biomédical centré sur la maladie en soi (Mebtoul, 2015), oubliant de questionner les rapports entre la médecine et la société. La formation médicale n'est pas destinée à comprendre le patient, sa famille, son milieu social et culturel, mais au contraire à produire un éthos médical fermé sur lui-même, qui sera pourtant retravaillé et réinterprété par les acteurs de la société qui sont loin d'être "des idiots culturels" (Garfinkel, 2007). Les disjonctions entre la vie quotidienne des gens et une médecine orpheline de l'Autre, l'Homme dans sa complexité, montrent les ambivalences, les malentendus, les surinterprétations, les errances sociales et thérapeutiques du patient anonyme, les violences multiples face au flou socio-organisationnel et les logiques de ruptures entre les différentes catégories d'acteurs de la santé. Ils dévoilent l'absence d'une santé citoyenne (Mebtoul, 2018). Elle suppose la reconnaissance sociale et politique de la personne (Ricœur, 2004) détentrice du statut de patient-usager qui la possibilité dire son mot sur le fonctionnement de la structure de soins. Celle-ci, lui est aujourd'hui étrangère, devenant un patient anonyme qui ne peut être que dans la défiance et le déni du mal, particulièrement quand l'institution fonctionne moins à la règle qu'aux relations personnelles. La profession médicale a été construite en Algérie par le haut. Elle a été insérée brutalement dans l'espace sociosanitaire sous-analysé qui est loin de s'identifier à un espace strictement technique et neutre, dévoilant ses multiples micro-pouvoirs, ses injonctions politico-administratives et sa bureaucratie difforme où il est possible de passer au travers par la médiation du capital relationnel. L'absence de toute régulation contractualisée et démocratique avec les mondes sociaux de la médecine et des patients, a produit politiquement un système de soins administré, centralisé et profondément fragilisé par les multiples dysfonctionnements techniques et sociaux.
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