Le Dr Bacha Hassane, spécialiste en pneumo-phtisiologie, ancien médecin à l'hôpital Belloua du CHU de Tizi Ouzou, revient dans cet entretien sur la situation sanitaire dans le pays et les difficultés rencontrées dans la lutte contre la pandémie. Liberté : Un mois après le déconfinement de la wilaya de Tizi Ouzou, le nombre de contaminations à la Covid-19 connaît une ascension fulgurantee. Partagez-vous ce constat ? Sinon, qu'en est-il au juste ? Dr Bacha Hassane : Il va sans dire qu'en termes de nombre de nouveaux malades enregistrés depuis le déconfinement, lequel déconfinement n'a pas été assez explicité à la population, je suis tout à fait d'accord avec ce constat. Mais, cela dit, la situation n'est, pour le moment, pas aussi désastreuse qu'il n'y paraît. Je m'explique : la situation sera grave quand les services de réanimation médicale seront dépassés. Le sont-ils aujourd'hui ? À ce que je sache non ! Etant donné que des lits de réanimation destinés aux malades nécessitant des soins intensifs demeurent disponibles. Là où les structures de santé se retrouvent dépassées, c'est plutôt en termes de non-disponibilité de places pour les malades atteints de façon modérée, mais nécessitant une oxygénothérapie. En somme, si la courbe des contaminations a connu une hausse importante, ce n'est, en revanche, pas le cas des formes graves. La prise en charge des malades atteints du Covid a évolué depuis son apparition à ce jour. Aujourd'hui, les malades qui ne présentent pas de signes de gravité ou de co-morbidité sont traités à domicile contrairement à ce qui se faisait au début lorsque tous les malades étaient systématiquement hospitalisés pour surveiller d'éventuels effets secondaires du traitement. Ne sont désormais hospitalisés que les malades nécessitant une oxygénothérapie et ou des soins spécifiques. Depuis quelques semaines, beaucoup de malades, notamment les cas asymptomatiques, sont mis sous traitement à domicile, mais malgré cela, les autorités ne cachent pas leur inquiétude quant à une éventuelle saturation de ces structures. À votre avis, le mode de prise en charge des malades doit-il être repensé ? Depuis le début de la pandémie, ce sont les CHU qui sont en première ligne dans la prise en charge de ces malades atteints du Covid-19. Ce n'est pas normal ! La gestion du Covid ne devrait pas relever des CHU qui sont destinés à recevoir seulement les cas graves et très graves qui nécessitent des soins spécialisés et les personnes dont le pronostic vital est en jeu. Les CHU sont là pour participer, directement ou indirectement, par leur travail aux commissions nationales. Si maintenant, la Covid-19 relève du CHU, à ce moment-là, il perd sa vocation de CHU. Ce sont les autres structures de santé de la wilaya, notamment les EPH, qui doivent prendre en charge les cas modérément atteints. Après trois mois de confinement durant lesquels nous avions observé une grande mobilisation de la population pour faire respecter les mesures sanitaires, nous voyons, ces dernières semaines, un grand relâchement, et nous entendons même des personnes remettre en cause l'existence du virus. À quoi, d'après vous, serait dû ce basculement dans le comportement des gens ? Nous avons observé à Tizi Ouzou, pendant un certain temps, une réaction des plus exemplaires des populations des différentes localités. Ces actions ont été initiées par — et il faut leur rendre hommage — les organisations des villages qui ont pris l'initiative d'elles-mêmes d'instaurer des mesures de confinement où c'est le village qui restreint de manière drastique les déplacements de la population sans que cette dernière manque de produits de première nécessité. Voilà ce qui a permis à la wilaya de maîtriser la situation. On a donné un exemple d'organisation sociale qui peut bien appliquer les mesures de prévention et aboutir à d'excellents résultats. Maintenant, nous assistons à une recrudescence du nombre de cas, et Tizi Ouzou, qui était classée début mars parmi les wilayas les moins infectées, figure, actuellement, parmi les wilayas les plus touchées à cause du relâchement et du déconfinement mal conduit. Cette notion de déconfinement n'a pas été suffisamment encadrée par les spécialistes de la communication. Ce qui a amené les gens à penser que le problème était désormais résolu. La prise en charge de cette pandémie ne doit pas relever seulement des corps médical, paramédical et administratif, elle doit aussi impliquer des sociologues et des psychologues qui sont mieux placés pour véhiculer certains messages et déterminer quel message doit transmettre le médecin pour qu'il soit mieux perçu, plus accepté et mieux appliqué par la population. Ces sociologues et psychologues ont un rôle particulier à jouer, notamment dans la gestion des effets du confinement et la gestion sociétale de la perception de la Covid-19 comme un tabou. Les gens cachent leur maladie, et cela entraîne la non-identification et le non-dépistage des sujets contacts. De plus en plus de voix s'élèvent dans le corps médical pour parler de la nécessité du retour au confinement alors que les autorités semblent privilégier la sensibilisation de la population. Quelle est, à votre avis, la solution pour maîtriser la situation ? Ce n'est pas à nous médecins, qui travaillons à un niveau intermédiaire ou périphérique, de décider du plan ou des mesures sanitaires à appliquer. Ce sont les commissions au niveau central auprès desquelles remonte l'information de la base qui doivent prendre la décision. Procéder autrement provoquerait l'anarchie. La décision de confiner une daïra se base sur des données épidémiologiques réelles. Je reviens toujours sur l'organisation du plan sanitaire qui doit définir le rôle de tout un chacun : qui a le droit de décider de quoi. Nous avons remarqué ces derniers temps une relative décentralisation en donnant un pouvoir décisionnel aux walis, mais, hélas, à ma connaissance, non suivi de recommandations sanitaires claires. Maintenant, l'action sanitaire doit se baser sur la prévention, sur comment faire respecter les mesures de prévention. Il n'y a ni traitement ni vaccin pour le moment. La seule façon d'endiguer cette pandémie, c'est de faire dans la sensibilisation, et là, il est vrai que l'Etat a un rôle à jouer, mais l'organisation citoyenne reste la pierre angulaire et le nœud gordien de la sensibilisation, et il faut profiter de la structuration sociale et ancestrale des villages pour en faire un vecteur de sensibilisation. La plus grande partie des villages peut prendre des initiatives pour infléchir la courbe de la Covid-19 dans la wilaya de Tizi Ouzou. L'Etat a appelé à l'implication des laboratoires privés dans les analyses liées à la Covid-19. Est-ce faisable concrètement ? En effet, l'Etat a fait appel aux laboratoires pour s'impliquer dans la lutte contre la Covid-19. Ces laboratoires privés sont chargés de pratiquer seulement la sérologie, la PCR étant réservée aux structures publiques. Cette sollicitation doit être suivie d'instructions précises destinées aussi bien aux médecins du secteur libéral qu'à ceux du public pour l'interprétation des résultats et dicter la conduite à tenir face au malade. En effet, la sérologie est un examen simple à pratiquer et de réponse rapide permettant une prise décisionnelle par le médecin. Il va sans dire que nous avons observé une véritable ruée vers ces laboratoires aussi bien par les malades eux-mêmes que par les médecins, comme on continue à l'observer pour la demande des scanners thoraciques. C'est une mesure faisable et réaliste à condition que l'Etat assure l'approvisionnement constant des laboratoires en moyens techniques et en supervise la qualité. Par ailleurs, les prix doivent être encadrés par l'Etat et rendus publics. L'Algérie est touchée par la pandémie de Covid-19 depuis maintenant cinq mois. Quels sont les enseignements qu'elle vous a permis de tirer jusqu'à présent ? En premier lieu, faute de vaccin, la prévention est la seule arme de lutte contre la pandémie et la population doit s'y atteler. En second lieu, la politique de lutte à mettre en place ne peut être uniforme partout, donc chaque pays doit appréhender le problème et définir sa politique nationale en fonction de sa population, de son niveau de vie, de ses caractéristiques sociologiques et de ses paramètres économiques, et une fois la politique nationale définie, elle doit être adaptée aux conditions et aux moyens de chaque région. En troisième lieu, depuis une vingtaine d'années, on ne cesse de nous ressasser que le monde était en transition épidémiologique, c'est-à-dire la régression des maladies infectieuses au profit des maladies métaboliques, mais la Covid-19 est là pour nous rappeler que la transition est loin d'être réelle et que nous sommes plutôt en cumul épidémiologique. En quatrième lieu, la survenue de cette épidémie rappelle, à bien des égards, ce qu'est un véritable problème de santé publique, un concept souvent employé par excès pour un bon nombre de pathologies par des confrères. Pour conclure... Je m'incline à la mémoire du personnel soignant, tous grades et fonctions confondus, décédé de la Covid-19, et je souhaite un prompt rétablissement au personnel de la santé infecté. À ces deux catégories, une réparation par l'Etat à son plus haut niveau est souhaitable en guise de reconnaissance pour leur juste sacrifice.