Entretien réalisé par Karim Aimeur Dans cet entretien, Mohammed El Amine Bekara, docteur en épidémiologie et intervention en santé publique et maître de conférences à l'université de Chlef, évoque l'évolution de la situation épidémiologique en Algérie et livre son avis sur plusieurs questions liées au coronavirus dans le pays. Le Soir d'Algérie : Comment évaluez-vous l'évolution de la situation épidémiologique du Covid-19 en Algérie ? Mohammed El Amine Bekara : Le Covid-19 est une maladie émergente causée par un coronavirus et peu de données sont disponibles sur ce virus jusqu'à l'heure actuelle. En effet, plusieurs questions sur l'origine, le mode de transmission et le pouvoir pathogène de ce virus constituent un sujet de débat et de divergence au sein de la communauté scientifique. Par conséquent, la description de l'évolution épidémiologique de cette maladie est difficile à réaliser en temps réel, parce qu'elle ne pourra être effectuée que vers la fin de la pandémie. De plus, en Algérie, cette difficulté est accentuée par l'interaction de deux paramètres : le nombre élevé de cas asymptomatiques et le faible nombre de tests réalisés. Dans plusieurs publications scientifiques, les chercheurs ont trouvé qu'environ 80% des malades, tous âges confondus, sont des porteurs asymptomatiques et que ce pourcentage était plus élevé chez les jeunes sujets. En Algérie, les statistiques de l'ONS (Office national des statistiques) pour l'année 2018 montrent qu'environ 71% de la population sont des jeunes, ce qui signifie que le nombre de cas asymptomatiques est plus élevé par rapport aux pays occidentaux. Les porteurs asymptomatiques constituent la principale source de la diffusion de virus dans la population, parce que leur probabilité d'être détectés est très faible même dans les pays développés. De plus, le nombre de tests de référence (RT-PCR) effectués pour le dépistage du Covid-19 en Algérie (400 tests/jour) est nettement plus faible par rapport aux pays qui ont réussi à contrôler cette pandémie (Corée du Sud : 60 000 tests/jour), ce qui donne une image incomplète du nombre de nouveaux cas détectés par jour par le ministère de la Santé en Algérie. Néanmoins, la comparaison de l'évolution épidémiologique du Covid-19 en Algérie par rapport aux autres pays où la pandémie a été déclarée deux, voire trois semaines avant l'Algérie et le recours à la modélisation nous a permis de situer le pic de la première vague entre le 18 et le 28 avril 2020. Cependant, nous avons constaté une recrudescence des cas durant le mois de Ramadhan. Cette augmentation est probablement le simple reflet de la multiplication du nombre de tests de dépistage sur le territoire national. Enfin, la description de l'évolution épidémiologique du Covid-19 en Algérie pourrait être améliorée si les autorités utilisaient la surveillance passive à partir des données des décès de l'état civil. Le principe de la surveillance passive est simple. Il consiste à comparer, par exemple, le taux de mortalité pour le mois d'avril de l'année 2020 par rapport à la moyenne du taux de mortalité au mois d'avril des trois dernières années (2017, 2018 et 2019). Si le taux de mortalité de cette année est nettement plus élevé par rapport à la moyenne des trois dernières années, l'excès de mortalité pourrait être attribué au Covid-19. Cette démarche a permis aux autorités chinoises de rectifier les statistiques de mortalité par le Covid-19, en rajoutant le 17 avril 2020 1 290 décès supplémentaires. Le taux de mortalité de Covid-19 en Algérie est l'un des plus élevés au monde. Comment analyser ce fait, surtout par rapport aux pays voisins ? Tout d'abord en épidémiologie, on appelle cet indicateur taux de létalité. Il est calculé par le rapport entre le nombre de personnes décédées par Covid-19 et le nombre total des cas détectés (asymptomatiques, moins sévères et graves). Face aux capacités réduites de dépistage de Covid-19 en Algérie, je suppose que les services de santé ont fait le choix de ne réaliser le test de dépistage (RT-PCR) que sur des cas avec des symptômes plus ou moins sévères ou graves. Donc, ce choix a réduit artificiellement la valeur de dénominateur qui est le nombre total des cas détectés, ce qui nous a donné un taux de létalité le plus élevé au monde (10,3% le 3 mai 2020). De plus, plusieurs cas de Covid-19 en Algérie ont été confirmés par un test post-mortem, ce qui explique encore la valeur élevée de cet indicateur. Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise et les mesures de lutte appliquées par les autorités sanitaires du pays ? Les mesures de lutte qui ont été appliquées par les autorités sanitaires en Algérie peuvent être classées en deux catégories : efficaces et inutiles. La fermeture des écoles, des universités, des mosquées, des stades, du transport public et la mise en arrêt de travail de 50% des salariés correspondent aux mesures de confinement partiel qui ont été appliquées partout dans le monde. Cependant, le confinement partiel ne constitue pas en lui seul une solution miraculeuse. Il doit être suivi par un confinement total pour une durée de 4 semaines au minimum, surtout pendant le mois de Ramadhan, afin de réduire la diffusion de ce virus au sein de la population algérienne. La stratégie de confinement partiel suivi par un confinement total a prouvé son efficacité en réduisant la propagation de cette maladie dans la province de Wuhan, en Chine. Seulement, il faut rappeler que le confinement total ne permet pas d'éradiquer la maladie, mais de réduire le nombre de nouveaux cas à prendre en charge par les hôpitaux, ce qui évite la saturation du système de santé du pays. Quant à l'application du confinement total à partir de 15h, 17h ou 19h, je pense que cette mesure est inutile parce qu'elle n'est pas basée sur des arguments scientifiques. En effet, le virus circule aussi le matin ! De même, la réduction des heures de circulation de la population entraînera l'augmentation de la probabilité d'avoir des contacts étroits entre les citoyens dans les marchés et les magasins entre 7h et 15h (7h et 17h depuis début Ramadhan). Cette réaction en chaîne pourrait être la cause de l'augmentation du nombre de cas de Covid-19 en Algérie. Dans certains pays, le débat sur l'utilisation du traitement à la chloroquine fait rage. En Algérie, on affirme que ce traitement a donné des résultats probants. Qu'en pensez-vous ? En recherche clinique, on ne peut pas affirmer que le traitement avec la chloroquine a donné des résultats probants contre le Covid-19, sans réaliser un essai clinique randomisé. Dans ce type d'étude, les patients qui remplissent les critères d'inclusion (âge, stade clinique de la maladie) sont aléatoirement répartis en deux groupes A et B. Le groupe A reçoit par exemple la chloroquine et le groupe B reçoit le placebo (un médicament sans la molécule de chloroquine). Après un temps bien défini dans le protocole de l'étude, une comparaison statistique du nombre de personnes guéries ou du taux de mortalité entre les deux groupes A et B est réalisé pour tester l'efficacité de la chloroquine sur le Covid-19. D'ailleurs dans ce sens, le 22 mars 2020, l'essai clinique européen Discovery a été mis en place pour tester l'efficacité de plusieurs traitements dont la chloroquine. Malheureusement, en Algérie, et même dans les études observationnelles qui ont été menées par le Professeur Didier Raoult, aucun essai clinique randomisé n'a été réalisé pour le moment. Quel est le rôle de l'université algérienne dans la lutte contre la pandémie, son apport, ses projets de recherche et surtout ses difficultés ? Malgré les difficultés que traverse l'université algérienne, je crois que cette crise sanitaire nous a montré que les établissements d'enseignement supérieur en Algérie possèdent encore des compétences qui sont malheureusement marginalisées dans leur domaine. Par exemple, dans le domaine des sciences exactes, des ingénieurs et des docteurs en électronique, en électrotechnique et en informatique ont construit des prototypes de respirateurs artificiels. Aussi, ils ont développé des logiciels qui permettent d'utiliser l'intelligence artificielle pour diagnostiquer le Covid-19 sur la base des images de scanner. Au niveau du domaine des sciences biologiques et médicales, plusieurs laboratoires de recherche de différentes universités ont obtenu l'accréditation de l'Institut Pasteur pour réaliser les analyses de Covid-19 par le test de RT-PCR. En ce qui concerne les difficultés de l'université algérienne, je suppose qu'elles sont liées principalement à un manque de moyens nécessaires pour mener des recherches scientifiques de haut niveau. Ces difficultés sont la conséquence de plusieurs facteurs : faible apport financier du secteur socioéconomique dans les projets de recherche et la lourdeur administrative dans l'acquisition du matériel et des produits consommables. Qu'en est-il de l'apport de la modélisation et de l'épidémiologie, dans les pays développés, dans la gestion de la pandémie Covid-19 ? Comme je l'ai signalé dans la première question, les incertitudes sur cette maladie (durée d'incubation ? Mode de transmission ? Fraction des cas asymptomatiques ? Pathogénicité ? Mutation ?) ne permettent pas aux acteurs de la santé d'avoir une approche décisionnelle mondiale adéquate et harmonisée en matière de lutte contre cette pandémie. Ainsi, pour évaluer l'efficacité des stratégies de lutte sur des phénomènes complexes ou inconnus, tel que le nouveau virus de coronavirus, la modélisation constitue un outil très essentiel et incontournable pour réaliser cette évaluation. En effet, dans les pays développés, les décisions de confinement total et la durée de ce confinement, ainsi que les prévisions du nombre de cas ou de décès ont été réalisées à l'aide de modèles de simulation. Par exemple, le président américain Donald Trump a déclaré le 29 mars 2020, lors d'une conférence de presse, que sur la base des modèles de simulation, la pandémie Covid-19 pourrait entraîner entre 100 000 et 200 000 décès aux Etats-Unis. Une telle approche malheureusement n'a pas été utilisée en Algérie pour consolider les rapports du Comité scientifique de suivi de l'évolution de la pandémie du coronavirus. On vous laisse le soin de conclure… J'aimerais bien rappeler qu'en l'absence d'un traitement ou d'un vaccin, le virus va continuer à circuler pendant plusieurs mois. Donc, on doit apprendre à vivre avec ce virus en adoptant une stratégie de déconfinement progressif. Cependant, la réussite de cette stratégie dépend du niveau de conscience et de sensibilisation des citoyens. Ces derniers doivent éviter les pratiques à risques et respecter les mesures de prévention. K. A.