Depuis 2017, Tanguy Quidelleur, chercheur indépendant en sciences sociales et politiques, se rend régulièrement au Mali et au Burkina Faso, où il s'intéresse aux dynamiques sociales et politiques dans ces deux pays du Sahel. Dans cet entretien, il explique le rôle de chaque partie dans la crise politico-sociale que vit le Mali et qui a conduit au coup d'Etat militaire, à l'origine de la démission forcée du président Ibrahim Boubacar Keïta. Après que ce dernier eut affirmé à la médiation ouest-africaine avoir démissionné de son propre gré et qu'il ne compte nullement revenir au pouvoir, la Cédéao ne peut donc faire valoir cette question pour faire pression sur les militaires maliens ou justifier le maintien des sanctions qu'elle a imposées au Mali et qui ont un impact direct sur le quotidien des Maliens, déjà en situation sociale et économique très difficile. Liberté : Le président renversé, Ibrahim Boubacar Keïta, a affirmé ne pas revenir au pouvoir, que peut négocier maintenant la Cédéao à Bamako, selon vous ? Tanguy Quidelleur : La Cédéao s'était tout d'abord mise dans une posture d'opposition face au coup d'Etat et au Comité national pour le salut du peuple, en fermant les frontières et en suspendant les échanges financiers. C'est l'ex-président nigérian, Goodluck Jonathan, qui a reçu mandat de l'organisation afin de rétablir "l'ordre constitutionnel" au Mali. Elle souhaitait en premier lieu le retour d'IBK au pouvoir, ce qui lui a été refusé par la junte, qui a néanmoins accepté de le libérer. Celui-ci, toujours détenu depuis son arrestation, pourra regagner son domicile bamakois et voyager pour des raisons de santé. Mais l'organisation est de plus en plus perçue par Bamako comme une forme d'ingérence, avec des membres qui bafouent eux-mêmes les règles constitutionnelles dans leurs propres pays, comme Alpha Condé en Guinée. Elle est aussi perçue par les putschistes comme inefficace puisque plusieurs délégations avaient été reçues à Bamako depuis le début de la crise politique, sans provoquer de réelles avancées. In fine, il apparaît que la Cédéao a été obligée de se plier à la volonté des putschistes. En effet, la transition devrait être menée par un organe dirigé par un militaire, qui endossera en même temps le rôle de chef de l'Etat. Dans ce qui lui reste à négocier, il apparaît toutefois que la Cédéao prie les militaires de mettre en place une transition courte, alors que ces derniers auraient évoqué une durée de trois ans afin de rétablir la situation de l'Etat malien. Le comité semble ainsi vouloir minorer l'action de la Cédéao dans le processus, en faisant de la recherche du consensus national une priorité. Le colonel-major, Ismaël Wagué, porte-parole du Comité national pour le salut du peuple, a ainsi récemment affirmé que "toute décision relative à la transition se fera entre Maliens" avec une "consultation massive". Peut-on dire que les militaires maliens sont en train d'appliquer la feuille de route proposée par le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques ? Pour ce qui est du M5-RFP (Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques), il est, rappelons-le, une coalition hétéroclite de partis politiques et d'organisations de la société civile, dont la figure de proue était l'imam Mahmoud Dicko. Le mouvement, même s'il a salué l'action des militaires, semble malgré tout avoir été surpris. Beaucoup de questions demeurent. Le coup semble tout de même avoir été initié par des revendications liées à des dynamiques internes à l'institution militaire : corruption, matériels défectueux, salaires, avancements de carrière, etc. Mais les soldats sont aussi des citoyens et les passerelles entre les deux entités existent. Il faut noter que l'armée malienne est très fractionnée et tout autant connectée aux différents réseaux politiques, comme le montre le cas du général putschiste Cheick Fanta Mady Dembélé, marié avec la fille de Kadiatou Sow Sy, une des figures du M5-RFP. Enfin, si le comité reprend de nombreuses demandes du M5-RPF, celles-ci font aussi consensus dans la société malienne : lutte contre la corruption et les gabegies, organisation de nouvelles élections présidentielle et législatives, etc. Beaucoup de pays, engagés de manière directe ou indirecte dans la crise malienne, semblent accepter de fait le putsch militaire contre l'ancien président IBK, en se résignant à appeler à un retour rapide à l'ordre institutionnel. Qu'est-ce qui explique une telle mollesse dans ces réactions ? À son arrivée, IBK avait reçu un fort soutien de la part des puissances occidentales, pour lesquelles il incarnait la nouvelle dynamique d'un pays qui venait d'être sauvé des djihadistes. Mais il symbolise désormais de longues années de stagnation politique qui laissent le Mali dans un état désastreux. Beaucoup d'observateurs et de partenaires internationaux estiment que la situation les ramène à la crise de mars 2012. Certes, la Cédéao, les Nations unies, l'Union européenne, la France ou encore les Etats-Unis ont condamné le coup d'Etat et ont appelé à sa libération. Mais la communauté internationale se rend aussi compte qu'elle ne peut exiger le retour d'IBK sans provoquer de mouvements de résistance de la part d'une grande partie de la population et des militaires. Le coût serait donc trop élevé pour un personnage qui ne faisait plus du tout l'unanimité. Il apparaît néanmoins clair que les partenaires internationaux vont insister auprès des officiers maliens pour s'assurer d'un retour rapide à un pouvoir civil. Ce coup d'Etat contre IBK est-il son échec ou celui de la communauté internationale qui a échoué à sortir le Mali de sa longue crise ? L'échec est collectif. D'un côté, le système politique malien n'a pas réussi à se sortir des vieilles pratiques de corruption, de logiques claniques et affairistes. De l'autre, la communauté internationale s'est appuyée trop longtemps sur un régime décrié et à bout de souffle, avec une légitimité trop faible. À titre d'illustration, Emmanuel Macron, lors du sommet du G5 Sahel de Nouakchott, avait fortement incité IBK à régler les problèmes liés aux fraudes électorales, sans que celui-ci bouge. En conditionnant la transition à un retour des civils au pouvoir, beaucoup d'acteurs voient finalement dans la destitution d'IBK une manière de faire bouger les lignes. À quoi pourrait-on s'attendre maintenant au Sahel, sur les plans politique et sécuritaire, après ce qui vient de se passer au Mali ? La démission d'IBK n'est finalement que le symptôme des graves dysfonctionnements politiques, sociaux, économiques et sécuritaires qui déchirent le pays. Politiquement, le tempo est délicat. Le premier risque serait d'organiser la transition dans la précipitation, ce qui favoriserait la mise en place rapide d'un pouvoir, mais sans pour autant dégager de consensus politique assez large pour que celui-ci soit légitime. D'un autre côté, une transition militaire longue, comme semble le vouloir la junte, pourrait-elle aussi amener d'autres formes de conflits, avec un risque de confiscation du pouvoir à plus long terme par les militaires ? Dans tous les cas, il faut que les Maliens créent les conditions d'un renouvellement de leurs dirigeants, car la classe politique actuelle est grandement issue de la génération de 1991. Cette question du conflit générationnel interpelle lorsque l'on observe la jeunesse des putschistes face à un IBK désigné par les marches de rue comme "le vieux". Ce moment peut aussi être l'occasion de mettre sur la table des problèmes institutionnels plus profonds : la question du fédéralisme, des découpages administratifs ou de l'autonomisation des régions par exemple. Sur le plan sécuritaire, la guerre s'est largement complexifiée et le nouveau pouvoir devra composer avec de nombreuses données. Il faut en effet réaliser qu'au Mali se côtoie une multitude d'acteurs de la sécurité. On y retrouve les armées françaises tout d'abord, depuis l'opération Serval de 2013 et devenue Barkhane en 2014, la nouvelle force Takuba, le G5 Sahel, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), auxquelles il faut ajouter d'autres armées occidentales venues assurer différentes missions, notamment de formation. Ces forces régulières côtoient sur le terrain différentes milices avec lesquelles elles peuvent lier des alliances de circonstances contre les groupes djihadistes. Face à cette situation et au risque de retrait, les militaires de la junte ont rapidement apporté des garanties aux partenaires internationaux, en assurant que tous les engagements pris par le Mali seraient tenus. Mais l'armée malienne reste faible, mal équipée et minée par des années de guerre et de corruption. Ce qui se passe à Bamako affecte finalement peu le centre et le nord du pays, où la prolifération des groupes armés, le banditisme et la violence ponctuent le quotidien des populations.