Par : Brahim Kas Doctorant-chercheur en relations internationales La Turquie apparaît aux yeux des Occidentaux comme un allié de moins en moins fiable, qui préfère jouer sa propre partition, comme le montre sa relation complexe avec la Russie. Mue par une fièvre néo-ottomane, elle nourrit des ambitions inédites dans la région, en profitant du "vide" laissé par les Etats-Unis." La concurrence des influences en Méditerranée orientale a atteint un point d'orgue à l'été 2020, face à l'affirmation de la politique étrangère turque dans cette zone aux ressources éminemment stratégiques. Sur fond d'anciennes tensions liées au partage des eaux territoriales, les relations entre Athènes et Ankara s'enveniment une nouvelle fois. Ankara a déployé, le 10 août dernier, un bâtiment de recherche sismique, l'Oruç-Reis, escorté par des navires de guerre au large de l'île grecque de Castellorizo, dans une zone dite économique exclusive (ZEE) de la Grèce. Cette petite île, située à quelques kilomètres de la Turquie, constitue un enjeu stratégique majeur. Athènes a placé ses troupes en état d'alerte et la situation aurait pu déraper dangereusement. Un bâtiment grec et une frégate turque sont entrés en collision et six avions de guerre F-16 grecs ont été interceptés par des avions de chasse turcs alors que des soldats grecs ont débarqué sur Castellorizo. Les relations gréco-turques ont déjà connu par le passé des tensions aiguës. Depuis 1987, les deux frères ennemis de la mer Egée étaient au bord d'un conflit armé, en 1996 encore, un Mirage grec avait abattu un F16 turc. L'Oruç-Reis, dont la mission s'est achevée, était chargé de faire de la prospection sismique dans des eaux riches en gaz naturel. Les réserves s'élèveraient à 5 500 milliards de mètres cubes, soit plus du quart des réserves du Qatar. Chacun des protagonistes essaie de faire appliquer une délimitation des eaux territoriales en fonction de ses intérêts. Athènes veut une solution en application du droit maritime international. Or, la convention internationale de Montego Bay n'a jamais été signée par Ankara. Et pour cause, si ce droit maritime international était appliqué à la mer Egée, cela la transformerait en un "lac grec". La Turquie devrait alors renoncer à sa patrie bleue. Ankara ne reconnaît pas la ZEE de la Grèce. Le désaccord remonte au traité de Lausanne (1923), puis de Paris (1947), qui rendait à la Grèce l'île de Castellorizo et celles du Dodécanèse. Ankara ne l'a jamais accepté. La possibilité d'une adaptation du droit maritime international au vu de la configuration géographique singulière de la région n'apparaît pas totalement illégitime. Cette zone constitue pour la Turquie une ligne rouge à ne pas franchir tant les enjeux sont, pour elle, cruciaux : transit des ressources naturelles depuis les eaux chypriotes et israéliennes et projet de gazoduc (EastMed) entre la Grèce, Chypre et Israël conclu en janvier 2020. Les pays du sud de l'UE, la France en tête, ont menacé la Turquie de sanctions économiques. Le président français a opté pour le rapport de force en déclarant qu'Ankara n'est "plus un partenaire dans cette région", et le président turc y a répondu de manière moins lyrique : "M. Macron, vous n'avez pas fini d'avoir des ennuis avec moi". La posture française dans ce dossier est loin de faire l'unanimité. La chancelière allemande, Angela Merkel, qui préside pour six mois l'Union européenne, a choisi la voie de la médiation. Les Européens espèrent pousser la Turquie à discuter les termes d'un accord avec la Grèce. Alors que le président Erdogan en appelle à l'organisation d'une conférence régionale incluant la République Turque de Chypre. Si les tensions semblent s'apaiser, ce n'est sans doute que la fin d'un épisode supplémentaire d'un bras de fer séculaire, la Turquie ne souhaitant manifestement pas renoncer à ses droits dans la zone. Libye Ces tensions entre la Grèce et la Turquie autour des gisements gaziers en Méditerranée orientale prennent place dans un contexte géopolitique plus large, qui comprend en particulier la rivalité franco-turque en Libye, au Liban, mais pas seulement. Lors de son traditionnel discours aux armées, en juillet, Emmanuel Macron évoquait un "enjeu crucial pour l'Europe" en mer Méditerranée, qui "fait face au retour des puissances". Il visait, entre autres, la pénétration turque en Libye. Ankara a conclu en effet un accord, en novembre 2019, avec le gouvernement d'union national, reconnu par l'ONU, de Fayez Al-Sarraj, là où l'Egypte et la France soutiennent celui du maréchal Khalifa Haftar qui contrôle l'Est du pays. La Turquie aurait mobilisé plusieurs milliers de combattants syriens pour contrer, avec succès, l'offensive de Haftar sur Tripoli. Pour mémoire, les Russes avaient tenté, en 2013, d'avoir une influence en Libye. Ils entretenaient des trafics de pétrole illégaux avec un jeune chef de guerre à la tête de la Garde des installations pétrolières. Les Américains y avaient mis fin. Le chef du service du renseignement turc (MIT), Hakan Fidan, s'est entretenu à la mi juin 2020, après une tournée arabe en Irak, avec Fayez El Sarraj à Tripoli. Cette présence illustrerait l'activisme militaire d'Ankara et sa volonté d'installer des bases d'interception en Libye. La Turquie semble bénéficier de l'appui de l'Otan, et donc des Etats-Unis, en Méditerranée orientale. Après que la France ait suspendu ses patrouilles pour l'Otan suite à l'illumination du Courbet (frégate française) par la marine turque, seuls huit membres (sur trente) de l'Otan avaient soutenu l'ouverture d'une enquête. Le Courbet soupçonnait un cargo (Cirkin) parti du port turc d'Haydarpasa de violer l'embargo sur les armes décrété par les Nations unies à l'égard de la Libye. Il aurait livré des chars M-60 et des missiles de défense aérienne Hawk dans la ville de Misrata. La ville est contrôlée par les forces du gouvernement d'union nationale. Les armes auraient été destinées aux combattants de la Division Sultan Mourad, envoyés en Libye pour épauler les forces pro-Sarraj. Tripoli serait sans doute tombée sans l'intervention turque. Liban L'activisme turc ne se limite pas à la Libye, il se déploie également au Liban où Emmanuel Macron tente de "réimposer" l'influence française, en concurrence avec celle de la Turquie. Déjà en novembre 2010, Erdogan, alors Premier ministre, inaugura à Saïda, région sunnite du nord du Liban, un hôpital pour grands brûlés financé par la Turquie. Il y avait reçu un précieux exemplaire du Coran de Saad Hariri et de la députée de Saïda, Bahia Hariri, sœur de l'ancien Premier ministre Rafiq Hariri et membre du bloc parlementaire du courant du Futur. Tous deux soulignèrent le "leadership islamique par excellence" d'Erdogan. Il y rencontra également une délégation du Hezbollah. Un député du Hezbollah déclara que son bloc "n'a aucune réserve" à l'égard d'un homme particulièrement estimé pour ses prises de position anti-israéliennes. La députée de Saïda est politiquement active. Elle reçut le chef du Hamas, après avoir rencontré le chef du Hezbollah, en septembre dernier. Elle soutient "toutes les initiatives allant dans le sens d'une réconciliation interpalestinienne". Le truchement du président Erdogan avec l'ensemble de la classe politique libanaise contraste avec l'échec de l'initiative française lancée après la tragique explosion du 4 août au port de Beyrouth. La Turquie déploierait une stratégie d'influence secrète au Nord du Liban. Selon le média saoudien Al Arabiya, les autorités libanaises s'inquiètent des ingérences turques dans leur pays par un envoi conséquent d'armes. Deux citoyens turcs, accompagnés de deux Syriens, ont été arrêtés, le 4 juillet dernier, sur un vol vers Beyrouth en provenance de Turquie. Selon le ministre libanais de l'Intérieur, ils "ont tenté d'introduire clandestinement 4 millions de dollars qui devait servir à financer des manifestations urbaines". Selon le quotidien pro-Hezbollah Al-Akhbar en date du 13 juillet, l'activisme turc vise à renforcer son influence, en particulier chez les sunnites. Elle s'appuierait sur la branche libanaise des Frères musulmans et pourrait stimuler les milices djihadistes locales. La Turquie s'activerait également à l'Est du Liban. L'offensive turque contre la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG) dans le nord de la Syrie fut perçue comme une attaque contre les intérêts des alliés occidentaux. La livre turque serait aujourd'hui de plus en plus utilisée par les groupes djihadistes proches d'Ankara dans le nord de la Syrie, par le biais de l'organe politique du Hayat Tahrir al-Sham (HTS) qui se veut le gardien de la révolution syrienne. La Turquie apparaît aux yeux des Occidentaux comme un allié de moins en moins fiable, qui préfère jouer sa propre partition, comme le montre sa relation complexe avec la Russie. Mue par une fièvre néo-ottomane, elle nourrit des ambitions inédites dans la région, en profitant du "vide" laissé par les Etats-Unis. L'illustration de cette ambition s'incarne dans la transformation de la basilique Sainte-Sophie en mosquée, une provocation pour les chrétiens. Erdogan assistait, le vendredi 24 juillet, à la première prière musulmane au sein de la basilique, date qui ne doit rien au hasard puisque, 97 ans plus tôt, avait lieu la signature du traité de Lausanne. Le retour de la basilique à son statut de mosquée est une victoire symbolique. Elle incarne la victoire des Ottomans sur les Byzantins par le conquérant ottoman Mehmet II. Istanbul est la ville natale d'Erdogan, celle où il se lança en politique, que son parti, l'AKP, a perdue en 2019. Sous les Byzantins, Sainte-Sophie couronnait leurs empereurs, Erdogan se verrait-il aujourd'hui comme un empereur néo-ottoman avec la bénédiction de Sainte-Sophie ?