La reprise par l'armée éthiopienne de Mekele, fief des dissidents du Tigré, n'a pas encore sonné la fin de la guerre dans cette région frontalière avec l'Erythrée et le Soudan. Depuis plusieurs mois, les violences intercommunautaires et la répression qui s'en est suivie, à coups d'arrestations de certains leaders politiques, ont transformé l'Ethiopie en une véritable poudrière et font peser aujourd'hui sur ce pays le spectre de la scission, comme son voisin soudanais, dans cette très instable région de la Corne de l'Afrique. La guerre enclenchée depuis le 4 novembre dans la région dissidente du Tigré n'est que le summum de ces violences qui ont fait des dizaines de morts et poussé des milliers de civils à fuir leur foyer. Mais ce conflit n'est pas le résultat d'une simple mésentente politique entre les autorités fédérales d'Addis Abeba et une région qui se sent marginalisée après avoir monopolisé le pouvoir durant trois décennies. Partout dans le pays, les revendications ethno-nationalistes se sont renforcées et ont accentué les tensions depuis l'arrivée d'Abiy Ahmed à la tête du pays, et dont la désignation en tant que Premier ministre visait justement à réformer un système de gouvernance, aujourd'hui devenu presque obsolète. Les dynamiques ethno-nationalistes sont devenues en effet un élément de blocage qui menace même la survie du pays, qui abrite le siège de l'Union africaine. Tout un symbole. "Ces dynamiques ethniques ont été largement renforcées par près de trente ans de système politique et institutionnel "ethno-fédéral", qui fait de l'identité ethno-nationale la base de la représentation politique", explique Mehdi Labzaé, chercheur en sociologie, spécialiste de l'Ethiopie où il se trouve actuellement. "C'est ainsi que des revendications foncières comme celles qui portent sur les terres de Wolqayt sont exprimées en termes ethno-nationaux, notamment par les militants nationalistes amhara", ajoute-t-il, soulignant toutefois qu'"il ne s'agit pas d'un conflit "ethnique", ces revendications portent bien sur des enjeux matériels, l'accès aux terres notamment, ou aux positions dans l'appareil d'Etat". Genèse d'une guerre Les Tigréens représentent 6% seulement des 115 millions d'Ethiopiens, issus d'une mosaïque de 80 ethnies. Le Premier ministre est de père oromo et de mère amhara, les deux plus importantes ethnies du pays. Malgré l'accord de paix qu'il a conclu avec le Front de libération oromo (FLO) en 2018, la situation a peu changé dans le pays, car d'autres violences ethniques ont été enregistrées dans plusieurs régions. Les opérations militaires, marquées par des exactions extrajudiciaires, ont exacerbé les tensions et creusé un fossé entre les autorités centrales et les régions. Les ONG n'ont pas cessé de dénoncer les violences dirigées contre les populations amhara et oromo, les viols et les incendies des maisons de nombreuses familles, contraintes de fuir leurs terres et foyers. Le report des élections à cause de la pandémie a donné un argument aux Tigréens qui ont tenu leur propre élection régionale le 9 septembre dernier, rejetant de fait l'autorité d'Abiy Ahmed, déjà contesté par des politiques issus de sa propre ethnie. Mais c'est surtout l'attaque d'une base de l'armée fédérale le 4 novembre dans le Tigré qui a provoqué cette guerre aux conséquences déjà dramatiques sur les civils et qui peut se transformer en un conflit régional, avec l'implication de l'Erythrée voisine aux côtés d'Abiy Ahmed. Malgré la reprise par l'armée fédérale de la ville de Mekele, fief du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) et où vivent plus d'un million de personnes, ce conflit est loin d'être terminé, tout comme les autres tensions qui règnent à travers tout le pays, qui peuvent ressurgir à tout moment. Interrogé sur les limites d'un système instauré en 1991, M. Labzaé estime que "le système fédéral ne pose pas de problème en soi". Mais "c'est plutôt un système fédéral faisant de l'identité ethno-nationale la base de son "découpage" qui pose problème", poursuit-il, soulignant que "comme souvent si ce n'est comme partout, il est impossible de "séparer" les identités ethniques des gens, impossible de distinguer des aires de peuplement absolument monolithiques. Toutes les régions ont un peuplement multi-ethnique, et c'est d'autant plus le cas dans les villes !". Et "c'est notamment sur ce système ethno-fédéral qu'Abiy Ahmed semble vouloir revenir", prenant ainsi le risque d'affronter une élite politique pas du tout prête à se départir des privilèges. "Dès juin 2018, il avait fait des déclarations frappantes sur le fédéralisme ethnique, demandant même quel était "le prix de millénaires d'indépendances" si les Ethiopiens finissent par s'entretuer de la même manière que dans les Etats anciennement colonisés", note le chercheur français, spécialisé dans les politiques foncières et les rapports politiques dans plusieurs localités de l'Ouest éthiopien. Précisant que "c'étaient des déclarations inimaginables jusqu'alors !" à Addis Abeba. "Mais il ne pourra pas revenir sur ce système ainsi, par la violence. Trop de groupes politiques ont adopté une lecture similaire de la domination, en des termes ethno-nationaux. S'allier aujourd'hui avec des nationalistes amharas peut entretenir une conflictualité sur ces lignes-là..." Scission ? Accusant l'armée éthiopienne de "brutalité", dans un échange par téléphone avec l'agence de presse Reuters, un des leaders du TPLF, Debretsion Gebremichael, a affirmé que cela "ne peut qu'ajouter (à) notre détermination à combattre ces envahisseurs jusqu'au dernier", déclarant ouvertement que ces propos signifient que son mouvement cherche à obtenir l'indépendance du Tigré. "Certainement ! Il s'agit de défendre notre droit à l'autodétermination", a-t-il encore expliqué à Reuters par SMS. Si les éléments du TPLF se sont retirés de Mekele sans combattre, visiblement pour épargner les populations civiles, ils n'ont pas l'intention de déposer les armes. La poursuite de cette guerre, avec le risque d'une généralisation du conflit à travers tout le pays, ne peut que conduire l'Ethiopie vers la dislocation. "On peut le craindre, observe M. Labzaé, avec une pointe de recul. Rien n'est joué d'avance, le pouvoir central peut très bien s'imposer militairement. Mais cela se fera au prix d'une répression d'autres mouvements ethno-nationalistes, notamment le FLO, qui combat le pouvoir central notamment dans le Wellega (ouest du pays)." "Les militants de l'OLF ou nationalistes tigréens en diaspora le disent : cette guerre ne fait que retarder un processus inexorable : pour eux, l'autodétermination des peuples éthiopiens, et leur éventuelle indépendance, aura lieu", appuie Mehdi Labzaé, estimant que "cette guerre ajoute des milliers de morts à une dynamique qu'ils pensent déjà enclenchée. Je suis bien incapable de dire s'ils ont raison, mais il me paraît assuré que leurs revendications ne s'éteindront pas avec cette guerre, bien au contraire".