Dans une tribune cosignée avec Nadjib Sidi Moussa, docteur en sciences politiques parue dans le quotidien français Le Monde, Mohammed Harbi, historien et néanmoins figure de la révolution, appelle à "une rupture avec les mécanismes de sacralisation du fait historique récent et porter un regard critique sur celui-ci". C'est la seule condition, selon eux, "de rouvrir le champ de l'avenir et de l'espoir né de la révolution citoyenne du 22 février 2019". Une révolution dont les revendications, si elles n'ont pas été entendues et réalisées, doit, selon les auteurs de la tribune, "dépasser toutes les formes d'instrumentalisation mises en place par le pouvoir, en imposant notamment un réel rapport de force." Décryptant le processus politique mis en place, Harbi et Sidi Moussa jugent que la démarche du pouvoir vise à revenir à la stimulation d'avant le 22 février 2019. "Les autorités algériennes ont organisé un référendum constitutionnel (dont l'objectif était d'aller vers un système semi-présidentiel) le 1er novembre, date anniversaire du déclenchement de la lutte armée contre le colonialisme. Plus d'un an après les manifestations historiques appelant au rejet de l'élection présidentielle, cette initiative d'un pouvoir aux abois a été perçue comme une tentative de revenir à la situation antérieure au 22 février 2019, tout en essayant de raviver un mythe largement érodé", assènent-ils. Ils estiment, par ailleurs, que les Algériens ne sont pas dupes. "Les scénarios mis en place ne répondent en aucun cas à la volonté de changement exprimée dans les rues du pays, mais a plutôt à voir avec les luttes entre factions rivales au sein de la classe dominante", analysent-ils. Le taux d'abstention historique enregistré lors du référendum sur la Constitution témoigne, du point de vue de Harbi et de Sidi Moussa, "d'une lucidité de la population". Que faire face à cette impasse historique ? Les cosignataires de la tribune du Monde préconisent "d'aller au-delà de l'instrumentalisation par le gouvernement d'une date symbolique (le 1er novembre : Ndlr) en portant un regard critique et serein sur "notre histoire récente". "Nous estimons qu'il est nécessaire de porter un regard critique sur notre histoire récente ; non pas pour associer nos voix à celles qui souhaiteraient enterrer définitivement les espoirs de transformation sociale mais, au contraire, pour rouvrir un avenir à la révolution". Pour ce faire, ajoutent-ils, "il nous appartient de rompre avec la sacralisation ou les légendes entourant le geste indépendantiste, car elles nourrissent un obscurantisme chauvin et constituent des obstacles psychologiques à toute velléité de rupture. Il s'agit donc de nous départir d'une pensée mutilée et de faire en sorte que le souvenir des combats passés n'entrave pas les luttes actuelles", lit-on dans le texte. Les auteurs de cette tribune appellent également à ne pas tomber dans les pièges des revendications qui, dans un passé encore récent, ont montré leurs limites. Il s'agit, entre autres, de la demande d'une "Assemblée constituante", une revendication, estiment-ils, portée par le mouvement indépendantiste "sans réelle stratégie". L'issue, selon les deux historiens, réside dans la création d'un nouveau rapport de force, en s'appuyant sur les luttes sociales et sur la mobilisation de larges pans de la population. "Nous pensons que la conquête des libertés démocratiques ne peut s'envisager au détriment des préoccupations concrètes des citoyens privés de citoyenneté. La remise en cause, dans les faits, des mécanismes de prédation, de la corruption de l'administration et de l'arrogance des tenants du pouvoir est une condition nécessaire, mais non suffisante. En effet, la consécration des libertés d'expression ou de rassemblement ne procédera que de la constitution d'un nouveau rapport de force, en s'appuyant sur les luttes sociales et sur la mobilisation de larges pans de la population, afin de desserrer l'étau répressif, pour arracher la libération de tous les détenus, et faire vaciller l'ordre patriarcal sur lequel repose le régime militaro-policier". Pour les rédacteurs du texte, ce rapport de force ne saurait en outre se réaliser sans la consécration de l'égalité entre les femmes et les hommes. Ils rappellent, à ce propos, que "les crimes et violences qui choquent l'opinion ne trouveront pas de solution avec la peine de mort, mais par l'abolition de pratiques archaïques légitimées par la tradition et la religion." Enfin, Mohammed Harbi et Nadjib Sidi Moussa invitent à affronter les problématiques trop souvent évacuées par les progressistes, comme la séparation de la religion de l'Etat ou la démilitarisation de la société. "Sans une révolution culturelle qui s'articulerait à une révolution sociale, les espoirs suscités par le Hirak resteront hors de portée, et pour longtemps", préviennent-ils. Karim Benamar