Autrice du best seller Kiffe kiffe demain (vendu à plus de 400 000 exemplaires et traduit dans 26 langues) à seulement 19 ans, Faïza Guène rencontre immédiatement le succès et fait un tabac dans le monde. Elle enchaîne cinq romans, notamment Du rêve pour les oufs, Un homme, ça ne pleure pas, et le dernier en date La Discrétion. Dans ses œuvres, elle raconte des histoires françaises souvent occultées, à savoir celle de la jeunesse issue de l'émigration, avec tendresse et humour. Loin des stéréotypes, la romancière rend "visibles" ces personnes longtemps absentes de la littérature. Dans cet entretien, elle revient sur son écriture, son enfermement dans la case de "Sagan des cités" par les médias, ainsi que sur la question identitaire et son rapport à l'Algérie. Liberté : Ce soir, vous serez l'invitée de l'Institut français d'Alger (IFA) pour animer une rencontre littéraire en visioconférence. Que représente pour vous ce rendez-vous avec vos lecteurs algériens ? Faïza Guène : Quand il m'a été proposé d'animer une rencontre à l'IFA, nous envisagions de la faire à Alger. Malheureusement, avec les conditions actuelles, cela n'est pas possible et je regrette un peu de ne pouvoir le faire directement sur place. Mais je vais quand même essayer de faire quelque chose de vivant à distance ! Je suis très contente de pouvoir le faire et d'avoir un dialogue avec l'Algérie autour de mon dernier roman La Discrétion, car il comporte un sujet transversal qui traverse les deux histoires algérienne et française. C'est une occasion d'en discuter avec mes compatriotes. Dans votre dernier roman "La Discrétion" (éditions Plon), vous rendez hommage à vos parents... Je rends hommage en particulier à ma maman. Ce roman est sur l'histoire de la mère, une manière pour moi de donner une place à l'histoire des femmes. En fait, pour les enfants de l'émigration post-coloniale algérienne, à travers l'histoire de l'émigration du point de vue français, nous avons les traces des pères parce qu'ils ont été sociabilisés par le travail. Tandis que les mères restaient confinées dans l'espace privé de la famille et n'avaient pas beaucoup de place, et leurs histoires n'étaient pas vraiment racontées. Ce roman était l'occasion de revaloriser la mère qui est centrale et fondamentale dans l'éducation des enfants nés en France, et à travers la fiction et le prisme intime de partager cette histoire. Pour lutter contre l'oubli, la littérature est-elle un moyen d'inscrire l'histoire de votre famille dans l'Histoire de France ? La littérature est un moyen de rendre visibles des histoires qui sont invisibilisées. C'est intéressant de donner de l'espace dans un roman à des personnages que nous n'avons pas l'habitude de voir en société ou qui ne sont pas valorisés dans l'histoire. Pour moi, c'est une manière de rendre visible et audible une histoire qui est trop peu racontée. Dans La Discrétion, il y a des événements qui concernent ma mère, je raconte son parcours en Algérie qui commence en 1949, dans son village natal, et ce, jusqu'à son arrivée en France au début des années 80. Mon idée n'était pas d'écrire un roman familial sur mon histoire ou celle de mes parents, mais de la fiction inspirée de l'histoire de ma mère. Ce n'est pas un livre personnel, je voulais faire un roman universel sur une mère. Il y a des gens qui me lisent, qui ne sont pas nécessairement algériens, mais ils se reconnaissent dans ces écrits, car ils sont le fruit de l'exil, et l'exil est universel. Dans vos romans, vous racontez des histoires françaises qui ont longtemps été occultées, notamment celles de la jeunesse issue de l'émigration... L'écriture vous a-t-elle permis de faire entendre la voix de cette communauté ? C'est une communauté "marginalisée" mais surtout caricaturée. La littérature est aussi un espace dans lequel nous pouvons aller dans la nuance et dans la complexité, et elle permet également de donner la voix à ces personnages, d'une autre façon de ce que l'on peut voir dans les débats d'actualité ou dans les sphères médiatiques en règle générale. D'ailleurs, vous avez "révolutionné" la littérature en introduisant le verlan et des expressions populaires. Comment cela a été perçu par la sphère intellectuelle française ? Je n'ai pas l'impression d'avoir parlé de la cité dans mes romans. Je n'ai jamais écrit sur les banlieues ! Dans Kiffe Kiffe demain, la banlieue n'est pas mon sujet, j'ai raconté l'histoire d'une adolescente solitaire qui vivait seule avec sa mère et de leur émancipation, sans le père, parti du jour au lendemain. Je n'ai pas écrit un roman sur la banlieue mais c'est la perception qui en a été faite ! Dans le paysage littéraire, il n'y avait pas beaucoup de textes produits de l'intérieur – une personne qui vit en banlieue –alors ils ont eu du mal à me situer. Mon livre n'était pas du témoignage et, du coup, il y a eu beaucoup de confusion sur ce roman. À l'époque, les seules traces de nos récits dans le paysage médiatique, audiovisuel et littéraire, était du témoignage ; cela était dans le contexte de l'association "Ni pute, ni soumise", où il y avait du prisme autour de nos histoires, un certain regard condescendant. Si une fille maghrébine avait des choses à dire, elle ne pouvait que demander de l'aide : les Blancs sauvez-moi de ma condition. Et cela n'était nullement mon cas, car j'ai proposé un texte joyeux, plutôt drôle sur la vie quotidienne. Je ne demandais à personne de me sauver, mais j'ai raconté une histoire, j'ai proposé un roman et non une autobiographie ou un témoignage, et pour eux, cela était surprenant. À la sortie de "Kiffe kiffe demain" en 2004, les médias vous qualifiez de "Sagan des cités". Comment avez-vous vécu ces clichés ? Quand j'ai publié mon premier roman Kiffe kiffe demain, j'avais seulement 19 ans, et à l'époque, je n'avais pas forcément perçu à quel point le traitement médiatique sur la sortie du livre avait été parfois violent. D'ailleurs, j'avais l'impression d'être ce qu'on appelle "le singe savant". Les médias avaient l'air de découvrir que nous, habitants des banlieues, pouvions écrire des romans ! J'avais l'impression d'être une bête de foire. J'ai mis 18 ans à gagner cette légitimité d'écrivain et c'est long ! Et il m'a fallu aussi la publication de six romans et cela a, peut-être, changé depuis la parution de mon quatrième roman Un homme, ça ne pleure pas. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que c'est un peu mieux, car la presse parle de mes romans dans les pages cultures et livres. Mais il a fallu beaucoup de temps. Vous étiez aussi considérée ou plutôt "étiquetée" de "porte-parole" de la "littérature beur"... Je n'aime pas cette appellation ! Comme nous n'étions pas nombreux à être issus des banlieues, les médias de l'époque avaient l'impression d'avoir un porte-parole, car ils avaient quelqu'un qui pouvait leur raconter la réalité de l'intérieur. On me posait souvent des questions hors littérature, comme celle de donner mon avis sur les conditions sociales, sur l'émigration... Alors que je n'étais qu'une gamine de 19 ans qui aimait écrire et la littérature est universelle. Je me suis énormément battue pour dire : 'Je ne suis pas une politique, une sociologue ou une historienne des banlieues, je suis là pour écrire des romans ! Je ne suis pas la première, il y a eu des personnalités de la première génération, qui nous ont ouvert des portes, à l'exemple de Mehdi Charef, à qui je tiens toujours à rendre hommage.' En revanche, je suis la première femme de ma génération, et c'est difficile d'être reconnue et entendue en tant qu'artiste ; nous sommes seulement reconnues par nos conditions et nos origines. Les questions identitaires sont toujours d'actualité. Avez-vous souffert de cette double culture ? Ce n'est pas quelque chose qui me fait souffrir. Mais, ce qui fait souffrir ce sont la caricature et la manière dont on parle de nous qui n'est pas juste. Dans la vie quotidienne, la double culture est plutôt une richesse. Mais, la manière dont nous sommes traités fait souffrir, notamment d'être victimes de discrimination ; de ne pas être traités à égalité ; de sentir le mépris et le racisme. Être issu d'une double culture n'est pas un problème en soi ! Quel est votre rapport à l'Algérie ? Je n'ai pas de rapport distant avec l'Algérie. En fait, je fais partie de la première génération née en France, et ce, même si je suis née en 1985 (mes parents m'ont eu tard, mon père est né en 1934), et les gens de ma génération leurs parents sont nés en France, et mes parents ont l'âge de leurs grands-parents. Nous partions souvent en Algérie où nous passions deux mois de vacances, et ce, même durant la décennie noire. Nous partions à la campagne, mon grand-père maternel est moudjahid, il a une histoire qui nous a été transmise. La culture algérienne est très ancrée en moi et je refuse de fragmenter mon identité ! Par ailleurs, aujourd'hui, j'ai le sentiment d'être une Algérienne née et élevée en France. Cela me paraît être la manière la plus juste pour me définir. Habituellement, la nouvelle génération se revendique française ? Peut-être que j'ai un rapport inversé. Mes parents m'ont eu tard, et cela m'a permis d'avoir un contact direct à leur histoire, plus direct que si cela avait été mes grands-parents. Mais cela ne m'empêche pas de reconnaître que je n'ai pas eu la même vie qu'une Algérienne qui vit en Algérie, qui a grandi dans le système algérien. Certes, nous avons été fabriqués par l'école française, mais j'ai le sentiment d'être une algérienne car ce n'est pas l'école française qui m'a éduquée, mais mes parents. Ce qui échappe aux Algériens, c'est qu'à la maison en France, c'est l'Algérie : notre langue maternelle est l'arabe et cela conditionne une personne car il y a un écart entre la vie extérieure et la vie à la maison en termes de langue, d'éducation, de tradition... Quelle est votre approche dans l'écriture, vos influences ? Je viens d'une famille des premières vagues de l'émigration. Mon père est arrivé en France en 1952, avant la guerre d'Algérie et il travaillait dans les mines. Je suis issue d'une famille de condition pauvre. Concernant mon bagage culturel, je ne peux me revendiquer d'un écrivain que j'aurais lu petite. En fait, mon influence est orale, j'ai baigné dans cette culture et tradition familiale. D'ailleurs, mon influence est plus orale qu'écrite. Ce sont les histoires de ma mère et ma grand-mère qui m'ont forgée. Dans l'enfance, quand nous partions en vacances à Msirda à l'ouest de l'Algérie, c'était fabuleux d'écouter — à la belle étoile — les récits de mes tantes paternelles. Ces femmes qui ne sont jamais allées à l'école connaissaient des centaines d'histoires, et cela m'a forgée. Par la suite, à l'adolescence à travers l'école j'ai découvert des auteurs, des récits. Outre romancière, vous portez la casquette de scénariste. Avez-vous pensé à adapter l'une de vos œuvres au cinéma ? J'ai été repérée à l'adolescence dans une association où j'ai grandi à Pantin, et dans laquelle j'ai appris l'écriture dans l'audiovisuel. J'ai commencé ma carrière par l'écriture de court-métrage et je pense que cela a nourri mon écriture de roman, car j'ai une écriture assez visuelle. Aujourd'hui, je collabore sur des projets audiovisuels, notamment sur une série qui sera diffusée l'année prochaine. Cette production revient sur un fait divers arrivé dans les années 80 à Paris : sur la mort d'un jeune étudiant d'origine algérienne Malik Oussekine, première victime de bavure policière. J'aime bien faire les deux métiers pour sortir de l'isolement d'un roman qui peut durer 2 à 3 ans. Il m'a déjà été proposé l'adaptation de l'un de mes romans à l'écran, mais les conditions ne me convenaient pas. Quand un livre enregistre un succès, il y a des producteurs qui veulent faire le film immédiatement après et j'avais peur que mes personnages soient caricaturés. À ce propos, on m'a proposé de faire jouer des acteurs blancs mais typés pour incarner des personnages maghrébins et j'ai trouvé cela injuste. J'ai une éthique et une morale un peu radicales peut-être, mais je préfère décliner des offres que de faire des choses ou mon éthique n'est pas préservée.