Lors d'une conférence-débat organisée par l'université de New York, à Abu Dhabi, James McDougall, historien anglais à l'université d'Oxford, et Muriam Haleh Davis, professeure assistante à l'université de Californie, se sont longuement penchés sur le mouvement citoyen du 22 février. Le Hirak est-il en train de devenir un objet de l'histoire ou encore un matériau d'étude sociologique ? Résilient, le souffle long, le mouvement d'insurrection citoyenne de février 2019 n'arrête pas de surprendre et d'étonner par sa dynamique, les questionnements qu'il soulève mais surtout les ruptures qu'il opère. Alors que la contestation populaire entamait, le 22 février dernier, sa troisième année, de plus en plus de centres d'étude et de recherche à travers le monde se penchent sur ce mouvement citoyen inédit dans l'histoire de l'Algérie. L'historienne américaine, Muriam Haleh Davis, n'hésite pas à le qualifier de "la deuxième révolution algérienne". "Le Hirak est un mouvement unique dans l'histoire contemporaine de l'Algérie. Par sa dynamique populaire, son caractère transgénérationnel, sa résistance au temps et la résilience dont il fait preuve face aux nombreux écueils rencontrés sur son chemin, il ressemble, par beaucoup d'aspects, à la révolution algérienne de 1954", affirme la chercheuse américaine qui publiera en 2022 un livre sur les "Relations entre la pensée raciale et l'économie politique en Algérie". Lors d'une rencontre virtuelle organisée, hier, à l'Université de New York, à Abu Dhabi, sur le thème : "Le Hirak, mouvement de contestation dans une perspective historique", Muriam Haleh Davis a affirmé avoir observé le Hirak comme "un continuum révolutionnaire". "Le fil révolutionnaire de la guerre contre le colonialisme n'a pas rompu", dit-elle. Cela va, explique-t-elle, des slogans à caractère populaire, des portraits à l'effigie des figures historiques brandis dans les marches hebdomadaires, à la capacité de ce mouvement à mobiliser des pans entiers de la société dans sa plus grande diversité (femmes, hommes, jeunes, vieux), en "évitant même les pièges des stratifications sociales". "La jeunesse algérienne, depuis le 19 février 2019, s'est réappropriée plusieurs figures de la guerre de libération. Des portraits à leur effigie sont régulièrement brandis dans les marches, alors que les slogans en leur honneur, comme Ali Lapointe, sont scandés. Des femmes, hommes, vieux, instruits ou pas, marchent ensemble et réunis autour de revendications précises et radicales. C'est unique comme dynamique", analyse-t-elle, non sans ironiser sur le fait que les dirigeants algériens "restent complétement aveuglés et montrent un manque d'imagination sans pareil face à un mouvement populaire qui est en train de s'inscrire dans la durée et opère des ruptures à plusieurs niveaux". De quelles ruptures s'agit-il ? Pour l'historienne américaine, de grandes mutations sont en train de s'opérer dans la société algérienne. "Le Hirak a permis de lever le couvercle sur beaucoup de non-dits. C'est grâce à ce mouvement que les Algériens évoquent aujourd'hui la torture, restée pendant longtemps un tabou. C'est aussi dans ce mouvement que la question de la place et surtout de l'influence de l'institution militaire est en train d'être débattue en toute liberté, dans les rues. De même que c'est dans le Hirak que la place de la femme dans la société algérienne a été le plus débattue", observe-t-elle. Mieux, dit-elle, avec les polémiques entourant le Hirak ces dernières semaines, "à travers Rachad notamment", c'est toute la douloureuse séquence des années 90 qui est en train d'être discutée. "Derrière ce débat sur Rachad ou encore la douloureuse décennie 90, c'est également la place de l'islam dont il est question aujourd'hui dans la société algérienne", souligne Muriam, en relevant le caractère foncièrement pacifique de ces mutations en cours. La culture de la fronde Des ruptures, affirme, pour sa part, l'historien anglais, James McDougall, de l'université d'Oxford, qui vont "selon toute vraisemblance se poursuivre et s'affirmer de plus en plus". Auteur de nombreux ouvrages sur l'Algérie, dont le plus célèbre History and the Culture of Nationalism in Algeria (2006), James McDougall soutient que si le mouvement insurrectionnel a surpris par son irruption, le 22 février 2019, la réalité est que la contestation, en Algérie, n'a en fait jamais cessé. "Il suffit de marcher dans les rues du pays pour s'en convaincre. Avant 2019, les signes de la révolte étaient déjà partout. Et puis, les Algériens ont toujours été de grands frondeurs.La contestation était, certes, locale ou circonscrite à des régions, mais les révoltes contre le pouvoir en place étaient déjà multiples, même si elles avaient un caractère social", a affirmé l'historien anglais, grand connaisseur de l'Algérie. Dans son analyse, James McDougall relève, en outre, que le Hirak est un mouvement populaire de masse qui a mis à nu les "élites dirigeantes du pays connectées avec l'institution militaire". "La déconnexion du pouvoir, occupé à contrôler la rente pétrolière et les richesses du pays, avec les préoccupations de la population, s'est révélée d'une extrême profondeur", note-t-il, ajoutant, un tantinet ironique, que "ce sont les jeunes du Hirak, pacifiques, qui ménagent leurs dirigeants, comme s'ils leur montraient la voie de sortie, sans casse et sans trop de dégât". Pacifique, mais radical, le Hirak, soutient, par ailleurs, l'historien anglais, tranche avec tous les mouvements de contestation de ces dix dernières années, à travers le monde arabe et ailleurs. "L'intelligence avec laquelle ce mouvement surpasse ses propres difficultés, parfois ses propres contradictions, et dépassant les écueils mis sur son chemin, révèle à quel point la société algérienne a accumulé les expériences passées", a-t-il noté. Pour lui, les crises successives vécues par le peuple algérien ont fini par forger une culture frondeuse foncièrement populaire et transgénérationnelle.