Un point de vue distancié L'historiographie de la «guerre d'Algérie», de ses causes et développements, a été principalement et le plus généralement le fait d'historiens algériens et français. Une périodisation schématique permet de distinguer trois moments d'analyse de cette histoire, portés par trois grands types d'approche : le moment des années d'après-guerre qu'on peut caractériser comme celui de la décolonisation avec des approches macro-historiques, amples, de moyenne et longue durées ; un deuxième moment est celui des contemporains de la guerre qui ont cherché à rendre compte des faits et des événements au plus près du terrain et des acteurs ; et une dernière génération, celle mobilisant de jeunes chercheur(e)s qui, souvent, à travers une micro-histoire, cherchent à «carotter», à aller plus au fond pour éclairer sur la base de nouvelles archives et témoignages certains faits et institutions souvent occultés. Une place à part peut être faite aux travaux autobiographiques, à l'égo-histoire, aux approches biographiques, de trajectoires, de parcours, d'itinéraires. Si des travaux issus d'autres pays (anglo-saxons ou européens et arabes) ont toujours existé, ils n'ont pas eu néanmoins la diffusion qu'ils auraient dû avoir. Neil MacMaster(*), par exemple, n'en est pas à sa première recherche sur l'Algérie. Il a d'abord abordé l'Algérie à partir de son immigration en France, où il a centré son analyse sur le racisme colonial (voir Colonial Migrants and Racism. Algerians in France, 1900-62 (1997)). Il a également publié en co-écriture avec Jim House un des ouvrages majeurs sur la répression du 17 octobre 1961. Dans cet ouvrage écrit à deux, Neil MacMaster fait déjà le lien entre les violences en colonie et celles en métropole. Il y décrit de manière détaillée l'organisation de la répression, ses modalités, ses objectifs, ses présupposés. (voir Jim House, Neil MacMaster, Les Algériens, la terreur d'Etat et la mémoire, Paris 1961. Paris, Tallandier, 2008, réédité chez Casbah en Algérie). Un monde paysan cohésif, résilient Son dernier ouvrage (War in the Mountains. Peasant Society and Counterinsurgency in Algeria, 1918-1958, Oxford University Press, 2020, titre qu'on peut traduire par «La guerre dans les Djebels. Société paysanne et contre-insurrection en Algérie, 1918-1958 ») qui vient juste de sortir aux éditions de l'université d'Oxford, s'inscrit ainsi dans une perspective d'approche qui a souhaité rompre avec les travaux qui ont abordé ces événements par le haut de manière macro-historique à travers une histoire du nationalisme et du FLN «du point de vue des grands acteurs et des intelligentsias» négligeant «les gens ordinaires», les «subalternes». Il s'attache ici de voir ce qui se passe du côté du monde paysan, du point de vue des influences du nationalisme en société rurale, dans l'Algérie profonde. Si certains travaux ont en effet abordé la question de la paysannerie et des transformations du monde rural, celui-ci a été peu analysé du point de vue des influences politiques et politico-idéologiques différenciés, notamment dans la moyenne durée (réformistes, libéraux, communistes). Plus précisément, son travail cherche à savoir «dans quelle mesure et de quelle manière la paysannerie a été influencée par le nationalisme à ses débuts» et surtout «dans quelle mesure, au moment de novembre 1954, le terrain avait été préparé de l'intérieur». Et, deuxième originalité, sa recherche a souhaité sortir des régions emblématiques de la résistance, les Aurès et la Kabylie, en prenant en compte la région du Dahra/Ouarsenis qui lui semblait plus caractéristique des conditions de la rencontre entre l'économie «moderne» du capitalisme colonial et la «société traditionnelle». A l'opposé d'une approche ( voir les travaux de Pierre Bourdieu sur l'Algérie) où ce serait «le prolétariat» qui, confronté au monde moderne et intériorisant ses règles et ses valeurs, serait le porteur le plus rationnel des transformations sociales et politiques ; et quelque peu en distance avec le rôle quasi-messianique accordé par Frantz Fanon aux «damnés de la terre», paysannerie pauvre et lumpenprolétariat, dans le processus révolutionnaire, Neil MacMaster développe ses travaux dans la suite des analyses de Mostefa Lacheraf (Algérie : nation et société, 1965) en montrant que la paysannerie, en dépit des processus violents de déstructuration coloniale, «a gardé intactes des formes d'organisation autonomes au niveau local qui lui ont permis de résister et de contester la domination coloniale». Il relève par ailleurs que les intelligentsias urbaines nationalistes ont trouvé dans l'Algérie rurale, «dans la diffusion de leurs idées, après les années 30», une «tradition forte et autonome locale». La diffusion des idées nationalistes, observe-t-il, s'est alors «souvent développée à travers des formes d'adaptation aux organisations locales». A travers une analyse approfondie de nouvelles archives concernant les communes mixtes, Neil MacMaster montre également comment «la surveillance par la police coloniale et l'encadrement des tribus par les ‘‘caïds'' ont commencé à se désintégrer dès les années 1920/1930», de sorte qu'en 1954, «l'Etat colonial, le renseignement colonial, la police coloniale, avaient pratiquement perdu le contrôle de l'intérieur du pays, vide dans lequel le FLN pouvait rapidement se répandre». Les sciences sociales au service de «la pacification» La violente et aveugle répression, avec le démantèlement et l'emprisonnement des cadres politiques de l'insurrection, qui a suivi novembre 1954, les massacres de civils du Nord constantinois après août 1955, le reflux de la lutte en milieu urbain, n'a pas réussi à éteindre cette fois-ci dans l'œuf la lutte des Algériens pour leur libération du joug colonial. Aussi bien, les modalités de la reprise en main du contrôle de la population vont chercher à se faire plus sophistiquées, plus stratégiques, plus différenciées, plus ciblées, dans le même moment où sont votés les pouvoirs spéciaux et où la conscription et la mobilisation sont élargies. C'est en partant de ce contexte que Neil MacMaster focalise son attention sur le territoire de l'Ouarsenis/Dahra (où plusieurs groupes sont implantés : les harkas du Bachagha Boualem au Sud , aux Attafs et El Khemis ; le contre-maquis de Kobus, nom de code de Belhadj Djilali, ancien militant du PPA responsable d'une opération montée par la DST ; le maquis rouge, proche de Lamartine (aujourd'hui El Karimia), qui est disloqué en 1956 ; et le FLN qui occupait le territoire Sud qui représentait une grande partie de la wilaya 4). Il va mettre en exergue et analyser, de manière fine et documentée à partir d'archives nouvelles, les enjeux qui vont tourner autour du contrôle de la paysannerie. «L'opération pilote», mise en place en mars 1957, vise ainsi à mettre en œuvre un modèle de stratégie de contre-insurrection qui pourrait être généralisable à tout le territoire algérien. Pour ce faire, la connaissance du monde rural et plus loin de la population dite «indigène», va devenir primordiale. Et les sciences sociales, particulièrement l'ethnologie, l'anthropologie, la sociologie et la psychologie sociale vont être mobilisées au service des opérations dites de pacification dans une logique de penser «l'armée comme matrice d'organisation des savoirs» (voir les travaux de Marnia Lazreg). Dans le cas d'espèce, ce sont l'anthropologue Jean Servier en lien avec le colonel Goussault du cinquième bureau, qui vont diriger l'opération pilote qui ne tardera pas à faire long feu. Neil MacMaster va montrer de manière rigoureuse et informée par des archives de première main, comment est pensée et formalisée l'opération en tant qu'action psychologique (appuyée sur une formation spécialisée dans un centre dédié, et une organisation hiérarchisée prenant en compte les structures traditionnelles locales), celle «de gagner les cœurs et les esprits» afin de s'allier la paysannerie en retournant contre l'insurrection ses propres méthodes de guerre révolutionnaire. L'échec de cette opération ne mit pas fin cependant à cette politique de mobilisation des sciences sociales dans le but de mieux connaître et comprendre les populations locales afin de les retourner, les reconquérir et conforter la colonisation. La lutte contre-insurrectionnelle associant les chercheurs et universitaires n'est en effet pas abandonnée pour autant. Elle sera relancée un peu plus tard, d'abord en 1958 puis en 1960. Au moment du retour du général de Gaulle au pouvoir, «le Plan de Constantine» appuyé sur un ensemble d'institutions de recherche, devient le nouveau cadre pour penser comment, face à la désagrégation de l'ancien monde et à l'inanité des seules solutions répressives, les populations algériennes pouvaient être adaptées au capitalisme colonial. Une des modalités d'accompagnement de cette stratégie d'adaptation, le travail devenant primordial pour la survie des populations «indigènes», consistait désormais à analyser les conditions qui prévaudraient à faire advenir les forces de travail capables de redynamiser le capitalisme colonial, et dans le même temps, de faire émerger certaines élites auxquelles on souhaitait faire jouer le rôle d'intermédiation entre ce qui était déclaré comme les radicalismes d'extrêmes, «d'ennemis complémentaires» selon le mot de Germaine Tillion. En octobre 1960 est créé par Michel Debré, en lien avec le patron de la DST Constantin Melnik passé par la Rand corporation, le Centre LSHA, le Laboratoire des Sciences Humaines Appliquées (sur ce sujet voir particulièrement les travaux de Muriam Haleh Davis), laboratoire organisé sur le modèle de l'institution de sondage «Gallup Institute» et visant à réunir les spécialistes des «questions musulmanes». La recherche sur le monde rural va dès lors, sur la base d'une demande institutionnelle, militaire et politique, avoir comme principal terrain, «les camps de regroupements» des populations rurales (plus du quart de la population algérienne va s'y trouver enfermé). La mise en œuvre de cette politique qui consistait à vider «l'eau du bocal» afin d'asphyxier le «poisson», autrement dit, l'insurrection qui serait ainsi séparée de son environnement naturel, en vertu du principe cardinal de la guerre contre-insurrectionnelle nourrie de l'expérience indochinoise, est ainsi repensée en lien avec les institutions de recherche. C'est au Général Parlange qui a été l'inspirateur et l'organisateur des premiers camps de regroupements, à leurs débuts, qu'est confiée la mission de la redéfinir dans la logique d'une nouvelle stratégie développée dès lors, à travers une répression encore plus accrue, appuyée par le Plan Challe. Si les travaux de recherche développés, notamment ceux de Bourdieu-Sayad (dont il faut questionner les conditions de faisabilité et, plus loin, de ce que veut dire faire de la sociologie de terrain et d'enquêtes en temps de guerre), ont mis l'accent sur la déstructuration de la paysannerie, Neil MacMaster met à l'opposé l'accent sur le fait que «la paysannerie a fait preuve d'une cohésion sociale étonnante et a pu organiser la résistance à travers ses puissants réseaux autant tribaux que familiaux». Des continuités qui éclairent le présent La résilience, la résistance de la paysannerie, lui apparaissent comme procédant de continuités qui, au-delà des famines, des guerres, du terrorisme, des bouleversements et des vicissitudes de l'histoire, sont toujours là et restent même explicatives du présent. Son ouvrage invite «à explorer les profondes continuités de la société et de la culture algériennes tout au long de la période coloniale à travers les structures qui ont survécu jusqu'à présent, et qui continuent d'influencer l'organisation sociale, la culture et la politique». En permettant d'éclairer le présent à travers une analyse des continuités historiques, cet ouvrage remet en cause un certain nombre de points de vue d'éditorialistes et de politiques pressés qui ont, à propos du mouvement populaire du 22 février 2019, vite conclu au refus d'une Algérie profonde d'entrer dans la contestation du pouvoir central. «La volonté de stabilité de la part rurale de l'Algérie» constatée par le président Macron, comme les propos avancés ici ou là affirmant sans autre enquête que «l'Algérie profonde n'est pas dans le hirak ou ne suit pas le hirak», ne participent-elles pas plutôt d'une méconnaissance d'une résilience qui vient de loin, de la part rurale, d'une société certes «rurbanisée», mais dont on apprend par l'histoire qu'elle peut manifester des formes de repli, de défense, de refus, d'apparente inertie, de résistance (le dernier référendum, pour autant qu'il ait été régulier, mérite d'être analysé du point de vue du vote et de l'absentéisme rural). Toutes formes qui, cycliquement, s'affirment à travers de violentes dissidences.
Par Aissa Kadri , Enseignant-chercheur
(*) Neil MacMaster, historien britannique, vient de publier un ouvrage important, novateur par sa perspective d'approche, original par les faits et les données d'analyse de nouvelles archives récemment ouvertes, stimulant par la thèse centrale qui consiste à explorer les profondes continuités de l'histoire algérienne, afin de comprendre les séquences historiques passées, particulièrement la guerre de Libération nationale, voire même le présent. Un ouvrage majeur qui réinterroge et renouvelle les approches socio-historiques sur la guerre d'Algérie. Neil MacMaster, War in the Mountains. Peasant Society and Counterinsurgency in Algeria, 1918-1958, Oxford : Oxford University Press, 2020. 491 pages.
Références : Haleh Davis, Muriam « The transformation of Man in French Algéria : Economic, Planning and the Postwar Social Sciences (1958-1962), in Journal of Contemporary History, 2017, Vol 52 (1) Lazreg, Marnia L'organisation militaire du savoir et le rêve d'un sujet colonial nouveau, in A. Kadri, M. Bouaziz, T. Quemeneur, La guerre d'Algérie revisitée, Paris Karthala 2015. Leroux Denis, Nous devons entreprendre une guerre révolutionnaire ». Un bataillon d'infanterie coloniale en Algérie. in A. Kadri, M. Bouaziz, T. Quemeneur, La guerre d'Algérie revisitée, Paris Karthala 2015. Advertisements