Par : Kamel daoud Ecrivain On accède à ce village par un chemin d'ombres sous les grands eucalyptus qui remuent le ciel entier. Dès l'abord, on est accueilli par ce qui reste d'une ancienne cave à vin et un vieux moulin. À peine des murs de façade qui abritent des buissons conquérants et une décharge sauvage. Aux alentours du village si silencieux, les champs sont verdoyants, décorés des losanges des cultures comme des tapis, ondulent vers les rebords et retombent derrière la terre. Autrefois, quand les récoltes étaient bonnes, la fortune suivait et, avec elles, les mariages, les excès, les rixes et les chanteurs avec leur flûtes et poèmes. Ceux du Raï bédouin, les chantres qui ont laissé leurs paroles et paroliers au bénéfice de la génération suivante, le bien-vacant de leurs rimes et amours. Cheikh Hamada. Djilali Aïn Tedles plus immédiatement. Cheïkh Mamachi. Ce vieux filon qui remonte aux ancêtres est encore hors champ de l'intérêt, folklorisé, mais dédaigné aussi. Si on continue, au loin, on finit par arriver, quels que soient les détours, au nord et à la mer qui le prouvent. Entre Mostaganem et Ténès, elle est comme sans nom, inconnue et déclinée en une langue quasi étrangère, oubliée comme un bijou trop ancien. Sur les routes, des pêcheurs exposent de petits cageots de poissons au choix des automobilistes. Du sable s'interpose entre les villages et la vague et des enfants s'y éparpillent en jouant au foot. L'endroit est beau et on peut y rester des heures à s'imaginer d'autres vies et des jeunesses. Peut-être est-ce pour cette raison que c'est d'ici que partent les harragas. Ils ont leur pays mental qui commence avec l'eau à l'aube. C'est d'ailleurs fascinant de constater comment, chez nous, chaque "classe" comme on dit, chaque étage d'obsession a son pays d'élection. Par exemple, les élites francophones ou arabophones sont obsédées par la France : y vivre, en détester la vie, y parler au nom des morts ou y verser son aigreur, en accuser la présence et l'absence, la parole ou le silence. La France est l'ailleurs radical, l'Occident dans sa totalité, l'altérité refusée et son image est une névrose. Vous y trouverez ceux qui ont fui l'Algérie dans les années 90 et qui y hurlent leur haine du pays qui les a accueillis, leur moqueries et leur malaise. Mais aussi ceux qui, d'ici, veulent y aller, s'y réincarner ou y vivre le salut et l'au-delà, rencontrer le vin et la houri, avant la mort. Les autres ? Au milieu de l'échelle, le pays du rêve est l'Espagne. C'est la patrie fantasmée de ceux qui ont des chaloupes, pas des livres. Des doutes, pas des certitudes, et qui ont réglé, paradoxalement, la question de la haine. La leur, celle des harraga, vise la misère, des sens, pas à refaire la guerre. Du coup, l'Espagne, située juste dans le dos de l'eau, sert à rejouer la vie. Alors que la France, pour les lettrés, sert à rejouer les morts ou la guerre de Libération quand on pense être arrivé trop tard dans la chronologie des décolonisations. L'Espagne a une image muette et puissance, sans verbiages, les amateurs de la décolonisation y aiment le soleil, pas les remakes d'héroïsme, et pour les harraga, ce pays est proche, accessible par la nage et pas par les diplômes, et on peut y rester un moment avant de continuer. L'Espagne a bien colonisé une partie du pays ? Oui, mais comme l'eau, la mémoire est paresseuse, elle s'arrête aux premiers creux rencontrés. à Oran, sur la devanture du restaurant, une longue phrase. On n'y distingue pas le nom du commerce car c'est écrit en turc. C'est l'autre pays des rêves de la classe moyenne conservatrice, religieuse, amatrice des histoires de revanche, de dey, bey et autres Salomon magnifiques et captives esseulées. Ce pays a d'ailleurs su bien vendre son histoire qui, aujourd'hui, fait oublier que l'empire Ottoman a bien été la cause de nos malheurs anté-colonisation française. Du coup, certains sont clients et fervents. La Turquie d'Erdogan est aujourd'hui le fantasme de ceux qui, en politique comme en vêtements d'apparat (n'est-ce pas la même chose ?), veulent plaire à Dieu et à leurs miroirs, fantasmer sur un empire ou au moins sur une généalogie. D'ailleurs, un moment, ce fut bien la mode de rechercher, pour certaines familles, des ancêtres ottomans. Cela dispense presque de tout : cela permet de détester la France, de se tenir à distance des Arabes sans se sentir moins musulman et de nouer ses branches à un arbre plus noble. Mais la géographie mentale d'un pays est aussi une large mosaïque d'autres pays qu'elle intègre à ses imaginaires, oblige au casting des amours ou détestation, une façon de rêver et d'imiter. Ou de détester. Par exemple, le mieux pour se sentir "vraiment" Algérien, chez certains, c'est de détester la France, mais de haïr le Maroc. Cela vous donne la médaille d'une guerre faite et vous espérez celle d'une guerre à venir. On peut aller plus loin, mais trêve d'excès. Revenons aux paysages pluriels de ce pays, ses gens, ses métiers, ses histoires. Où les trouver ? Les journaux, pour la plupart, ne parlent pas d'Algérie, mais d'Alger. À peine si on trouve, dans la bousculade des "militants" et des nouveaux héros, dans les analyses à vide sur le pouvoir et les forêts de selfies mentaux, de quoi reconstituer son propre reflet anonyme. Du point de vue technique, et sans manquer de respect à une profession si noble, l'auteur se demande parfois si la dépense des trente dinars se justifie ? Pourquoi dois-je acheter des histoires tristes, des articles qui ne pointent jamais "ce qui va bien", ce qui réussit ou le courage du quotidien, la bravoure de ceux qui résistent par l'effort, le métier ou l'entreprise ? À quoi me sert un bilan de sinistres et un miroir qui ne parle que de lui-même, dans la trame d'un conte narcissique affolé ? Mais ce n'est pas la faute entière de ces publications. Pour avoir vécu de ce métier, l'auteur sait que si les sujets sont nombreux, les volontaires sont rares à vouloir éclairer nos opinions. Il est plus facile de faire agiter un universitaire polémiste que de lire ses articles sur nos harraga, la faiblesse de nos lobbys, nos chanteurs d'autrefois ou nos actes d'aujourd'hui. Tant il est vrai que pour aller en Espagne et réaliser ses rêves, il faut se lever tôt et ramer trois jours. Alors que pour croire faire la guerre à la France ou rejouer à libérer l'Algérie, il suffit (à certains, pas à tous) de s'y installer, de transcrire ses acides intimes à défaut d'un seul ouvrage publié, et de distribuer les verdicts sur le "Hirak", le décolonialisme et la traîtrise des autres. Et on sait tous que le versant de la paresse est souvent l'agressivité. Passons. L'idée est de trouver du sens au-delà des selfies. De rappeler que ce qui a perdu Bouteflika, c'est l'usage de ses propres selfies, dans un cadre, imposé à tout un pays. De préciser qu'il est dangereux de remplacer un selfie national, d'une unique personne, par une nation de selfies en quelques milliers. Et de chercher à comprendre pourquoi on n'arrive pas à trouver de belles histoires, des articles de fond sur nos réalités et à comprendre pourquoi la paresse est chez nous une religion si violente.