Elle sera enterrée demain, cette immense dame. Un demi-siècle de journalisme s'achève avec elle, mais un demi-siècle de grand journalisme qu'elle nous lègue. Françoise Giroud est connue pour avoir fondé l'institution qu'est devenu l'Express avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, Pierre Vianson-Ponté et Jean Daniel, entre autres. Mais en fait, dans sa longue carrière, elle fut de tous les journaux : de Elle au Nouvel Observateur où elle tenait, encore récemment, une chronique télé qui débordait largement le petit écran. Tout le monde a une raison d'avoir une pensée pour cet immense personnage. Les journalistes bien sûr, parce qu'elle fut la seule femme à diriger un grand organe de presse pendant une vingtaine d'années. À ce titre, chacun d'entre nous devrait se faire un devoir professionnel de lire Profession journaliste. Les femmes aussi, car cette fille de journaliste turc que son père, Salih Gourdji, prénomma France, et qui fut secrétaire d'Etat à la Condition féminine, fut une infatigable défenseuse des droits de la femme et de la parité. En réponse à une question sur les limites de ses revendications dans ce domaine, Françoise Giroud eut cette mémorable réplique qui vaut un programme : “Jusqu'à ce que des femmes incompétentes puissent occuper d'importantes fonctions comme les hommes”. Femmes de lettres et d'esprit, elle sut, dès la création de l'Express, réconcilier la “grande” littérature avec la littérature de l'urgence qu'est le journalisme : les trois M, Mendès-France, Mauriac et Malraux, collaboraient, concomitamment, à une époque, dans sa revue. Elle-même a publié nombre de romans, récits et essais. L'Algérie a une dette particulière envers cette dame qui, lucidement, dit un jour qu'“avec ou sans De Gaulle, l'Algérie aurait été indépendante”. L'Express, grâce aux valeurs de justice et principes de droits humains impulsés par sa codirectrice d'alors, était devenu un organe qui dénonçait sans complaisance les pratiques criminelles de l'armée d'occupation en Algérie et la vanité de l'entêtement colonial devant la revendication d'indépendance. Il est même étonnant qu'une réaction officielle n'ait pas rendu hommage chez elle à une dame qui a fait pour le pays bien plus que beaucoup de faux moudjahidine. Il n'y a pas que le complexe, décidément inguérissable, de colonisé qui voile nos mémoires, y compris dans des instants solennels. Il y a aussi le fait que Françoise Giroud est restée militante de la cause des droits de l'Homme jusqu'à sa disparition et qu'en la matière, et comme l'écrivait un de ses envoyés spéciaux pour l'Express pendant la guerre d'indépendance et actuel directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, il n'y a pas que le côté français qui a des reproches à se faire. Françoise Giroud n'a d'ailleurs pas quitté l'Algérie du regard ; elle en suivait l'épreuve actuelle avec la même acuité que pendant sa lutte d'indépendance. Son sens des droits humains en fit une avocate du droit d'ingérence. Ce n'est pas fait pour s'attirer la sympathie des régimes qui préfèrent sévir à huis clos. Elle est morte, à 86 ans, avec la même aptitude à avoir mal aux autres. Elle mérite les hommages de mon pays. Voici les nôtres. M. H.