Il part sur la pointe des pieds sans voir s'accomplir le combat pour lequel il a sacrifié l'essentiel de sa vie : une Algérie libre et tolérante. Il part aussi sans avoir exaucé un vœu que sa santé fragile en a empêché l'accomplissement : être au milieu de ces millions d'Algériens, particulièrement les jeunes, sortis depuis février 2019 pour réclamer un autre destin pour l'Algérie, en proie à une grave crise multidimensionnelle dans laquelle l'a fourvoyé et abimé un système obsolète, spoliateur des libertés, frappé de cécité politique et en déphasage chronique avec le temps. "À 98 ans, il m'est difficile de marcher avec vous. Pourtant, vous savez que je suis un grand marcheur pour les libertés. Je suis heureux de voir le peuple se soulever contre ce pouvoir totalitaire et contre ce système politique qui a mis l'Algérie dans l'état où elle se trouve. Je suis avec vous d'esprit et de cœur. Vive l'Algérie démocratique", a-t-il écrit en 2019 dans un message à la jeunesse dont il suivait, à travers sa revue de presse quotidienne que lui préparait sa fille, l'engagement et la dynamique, sans cesse renouvelés, en faveur du changement. Ali Yahia Abdenour, que beaucoup appelaient affectueusement "Dda Abdenour", décédé hier à l'âge de 100 ans, incarne le profil de l'homme qui n'a jamais renoncé à ses convictions, encore moins d'abdiquer devant l'adversité. Démocrate impénitent, militant engagé, sa vie durant se confond avec le combat en faveur des libertés. Toutes les libertés. Au confort que pouvait lui procurer légitimement, au lendemain de l'indépendance, son passé de militant du mouvement national ayant connu les affres des geôles du colonialisme, il préféra le chemin le plus dur, mais certainement le plus juste : défendre les opprimés et se battre pour l'indépendance de l'homme. Homme de droit et de conviction, il engagea des combats, non sans risques, qui le feront passer pour la postérité comme l'un des précurseurs pour la cause des droits de l'Homme en Algérie. Un combat mené du temps de la redoutable sécurité militaire, comme la création, avec d'autres militants, au milieu des années 80 de la première Ligue algérienne de défense des droits de l'Homme. Ce combat dont il fera un sacerdoce, il le poursuivra sans relâche quitte à le conduire en prison ou à s'attirer des inimitiés. Lorsqu'on lui reprocha un jour d'avoir défendu les islamistes, il rappelait doctement, à la manière de l'instituteur qu'il fut dans sa jeunesse avant d'embrasser la carrière d'avocat, que les droits de l'Homme sont un "tout indivisible". Il semblait avoir fait sienne, la célèbre phrase du célèbre avocat, Jaques Vergès qu'on affublait d'"avocat de la terreur". "Défendre n'est pas excuser ; défendre, fondamentalement, c'est comprendre ; remonter la chaîne des causes et des effets qui a conduit un homme, en tous points semblable à nous, à perpétrer un acte que nous avocats sommes (dans la plupart des cas) les premiers à réprouver". Opposant au régime dès l'indépendance, Ali Yahia Abdenour ne lésinera jamais sur l'effort, malgré sa silhouette frêle, pour s'associer aux causes démocratiques, pour rapprocher les points de vue même les plus divergents et pour rappeler les décideurs au devoir d'engager le pays sur la voie du changement démocratique. Il ne se dérobe jamais lorsque le devoir patriotique l'appelle. Même si l'action avait fait long feu, il n'avait pas hésité à s'associer en 2011 à la CNCD. En 2017, alors que le pays entamait une descente dans les abysses, il lance un appel conjoint avec Taleb Ibrahimi et Rachid Benyellès, pour déclarer l'état d'incapacité du président déchu et dont on apprendra plus tard qu'il ne dirigeait pas le pays depuis pratiquement 2014. Courant 2019, alors que le mouvement populaire poursuivait sa mobilisation en faveur du changement, il plaide en faveur d'une "solution consensuelle", avec d'autres personnalités de renom, en appelant l'institution militaire à engager un dialogue "franc et honnête" avec les représentants du mouvement populaire et les forces politiques et sociales qui l'appuient. Pour avoir eu le privilège d'avoir chevauché deux siècles, mené une vie faite d'engagements et de conviction — est-ce peut-être même le secret de sa longévité ? — Ali Yahia Abdenour part sans doute avec le sentiment du devoir accompli et la reconnaissance de tous pour les services rendus à l'Algérie et aux générations futures. "Il n'y a pas beaucoup d'hommes qui ont eu, comme lui, la chance d'avoir, en fin de parcours, leur bilan comme héritage (...) Ce que je retiens de ce personnage et de cet homme, c'est sa fonction de militant qu'il continue à assumer encore aujourd'hui avec une ferveur, avec une verdeur et avec une constance que peu d'hommes politiques algériens peuvent revendiquer, et ils sont très peu à avoir rassemblé les opinions, les générations et les régions d'Algérie", témoignait de lui Saïd Sadi. S'il laisse sans doute chez beaucoup ce sentiment de se retrouver orphelins avec sa disparition, l'Algérie perd en lui un homme de consensus dont elle avait besoin grandement dans ces moments troubles et d'égarements.