Ancien ministre de la Communication, diplomate de carrière, Abdelaziz Rahabi nous livre dans cet entretien une analyse sans complaisance des principaux points chauds de l'actualité politique nationale et internationale, en évoquant notamment les relations algéro-marocaines. Liberté : Comment avez-vous lu le contenu de la charte pour la paix et la réconciliation nationale ? A. Rahabi : Il est difficile de porter un jugement sur le document lui-même. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'il n'y avait pas eu de concertations autour. C'est un document qui est venu d'en haut quoi qu'en dise ! Aussi, il ne réhabilite pas la place du peuple algérien dans la victoire contre le terrorisme. C'est une sorte de confiscation de la victoire sociale et militaire contre le terrorisme parce que le Président a la propension de tout ramener à lui. On a voulu donner le sentiment aux Algériens et aux étrangers que c'est grâce au Président qui, du reste, était absent et silencieux durant toute la crise, que la paix est en train de revenir. Vous dites que ce document vient d'en haut. C'est-à-dire… Parce qu'il n'y a pas de débats contradictoires et qu'il n'est pas l'émanation de la société et des institutions. Il est l'émanation d'un cabinet noir, et comme le dit le Président, c'est l'expression d'un rapport de force. Le Président demande aux victimes du terrorisme de pardonner. Peut-on pardonner à ceux qui ne le demandent pas ? Il n'y a pas de modèle universel de réconciliation. Le compromis sud-africain, c'est l'amnistie en échange de la vérité ; par contre au Guatemala et au Pérou, on essaye depuis 20 ans de reconstruire le tissu social altéré par la violence. Ceci étant, je reste convaincu que la démocratie reste le seul système en mesure de gérer les différents de toutes natures — idéologique, sociologique, d'opinion — et que nous avons raté une occasion de reconstruire un pacte national autour de la réconciliation avec la contribution de toutes les forces politiques. Nous nous sommes contentés du minimum selon le principe, la justice dans la mesure du possible. La charte n'évoque pas les terroristes à l'origine d'assassinats individuels d'intellectuels, d'universitaires, de journalistes, d'hommes de culture… Comment avez-vous réagi à cette insuffisance dans la charte ? C'est une des conséquences de l'esprit même de la charte. Elle a été présentée comme un projet politique du Président, elle n'a pas été présentée comme la victoire du peuple contre la violence et comme la défaite de l'intégrisme armé. Mais ce n'est pas nouveau. En 1999, c'était la même chose : on a voulu présenter le Président comme le sauveur de la République en faisant abstraction des sacrifices de la société algérienne et des services de sécurité. Un rendez-vous historique est-il donc raté pour mettre fin à la crise sécuritaire ? Si le Président ou les autorités disent qu'il ne s'agit que d'un rapport d'étapes dans une perspective globale comme solution à la crise algérienne on peut en discuter. Si cette charte s'inscrit dans une perspective d'organisation de la transition démocratique on peut également en discuter. Mais nous ne connaissons pas les prochaines étapes politiques parce que jusque-là, nous ne voyons qu'un traitement militaire et sécuritaire à la crise. Quelles sont les mesures prises pour démocratiser la société et celles prises en faveur des libertés individuelles et collectives ? Parce que jusqu'à présent, nous assistons à une sorte de réhabilitation du militaire — les interlocuteurs du pouvoir sont le GSPC et l'AIS — et à une marginalisation du politique. Nous sommes dans une situation paradoxale où le Dr Taleb n'a pas le droit à la parole et les “émirs” de l'AIS se pavanent avec fierté. Comment réagissez-vous à la promptitude de la réaction française à l'issue du référendum ? Au risque de vous surprendre, même si je suis diplomate de carrière, en réalité je tiens très peu compte de ce que pensent les étrangers sur ce qui se passe en Algérie. Pourquoi ? Le désir de paix, de démocratie, de liberté sont des demandes fondamentalement internes. L'Algérie représente un potentiel financier et économique intéressant et tous nos partenaires sont motivés par le pétrole et le gaz. Ce n'est donc pas significatif d'une quelconque volonté de consolider le règne du Président ? Ça, nous revenons à évoquer la question de l'usage qui est fait de la diplomatie dans la politique intérieure du pays. Comme le Président ne repose pas sur une force politique réelle et déterminée, il s'est appuyé pendant cinq années sur la diplomatie beaucoup plus comme contre-pouvoir ici en Algérie que comme expression des intérêts extérieurs du pays. Vous revenez à parler de l'usage de la diplomatie dans les rapports de force internes. Le Président a introduit la diplomatie comme un des facteurs déterminant dans les rapports de force internes. C'est cela qui a fait que l'Algérie a fait des concessions majeures sur le conflit en Irak et sur la question des hydrocarbures. Qu'entendez-vous par là en parlant de la question des hydrocarbures ? Nous avons fait une loi sur les hydrocarbures en violant la Constitution en la présentant sous forme d'ordonnance en intersession parlementaire. Nous l'avons fait à la demande des Américains, et le Président lui-même l'a reconnu. Le Président, du reste, n'a pas besoin de le reconnaître parce que c'est la seule demande faite par les Américains. Et c'est grâce à la loi sur les hydrocarbures que Bouteflika a pu arracher le soutien des Américains pour un second mandat. Le Président considère la diplomatie comme étant son apanage. Pensez-vous que cette attitude tient de l'absence de compétences nationales ? L'outil diplomatique compte en son sein des compétences et des professionnels qui ont donné la mesure de leur savoir-faire, de leur maîtrise et de leurs connaissances des mécanismes des institutions et des relations internationales qui ont prémuni le pays pendant les années les plus difficiles de toutes les formes d'ingérences. J'en veux pour preuve la gestion des dossiers du Sahara occidental, de la sécurité collective et régionale, de l'ONU et du mouvement de soutien à l'émancipation des peuples. Comment réagissez-vous au paradoxe existant entre la propension d'ouverture du pays par, notamment la signature de l'accord d'association avec l'UE, la prochaine adhésion à l'OMC avec la situation de régression des libertés ? Car nos partenaires n'ont d'autres préoccupations que de faire des affaires en Algérie. Il n'y a pas de conditionnalité politique à la coopération économique. L'accord d'association avec l'UE néglige la dimension humaine et se limite à des transferts de marchandises et de capitaux. L'Algérie est un marché, pas plus. Ce qui préoccupe les Occidentaux, les Européens et les Américains c'est la stabilité du pays, mais ils s'intéressent très peu au prix à payer pour cette stabilité. Avec ce qui se passe à Ceuta et à Melilla, nous avons la confirmation que ce qui préoccupe les Occidentaux, c'est la stabilisation du pays pour qu'il n'y ait plus de flux migratoire. Quant à la liberté de la presse et d'expression, ça ne relève que de nous, c'est notre combat, c'est un combat interne, il ne faut pas s'attendre au soutien des étrangers. Vous êtes soutenus par les lecteurs qui achètent quotidiennement Liberté. Comment réagissez-vous à la baisse de ton de la presse privée connue pour être critique tout de suite après les résultats du 8 avril ? Je ne blâme pas la presse pour au moins deux raisons : la première, c'est que la classe politique est timorée et la seconde est que les pouvoirs publics ont tous les moyens pour faire pression sur les journaux. L'état de santé de Benchicou se dégrade… Historiquement tous les dictateurs ont eu leurs prisonniers. Quant on n'accepte pas la transparence et les contre-pouvoirs, on condamne les gens pour leurs opinions. Il est inconcevable que Benchicou reste en prison pour ses opinions, c'est d'autant plus scandaleux que l'Algérie est classée comme l'un des pays les plus corrompus au monde. Beaucoup a été dit sur les partis de la mouvance démocratique qu'on qualifie d'absents de la scène politique. Qu'en pensez-vous ? Beaucoup d'entre nous ont été tentés de penser qu'en raison de la nature de l'évolution de la crise et du niveau de l'émancipation de la société, l'armée avait la volonté de favoriser l'avancée démocratique. Malheureusement nous sommes très loin de l'exemple portugais et espagnol. Les référents pour Algérie sont ceux du Moyen-Orient. Aussi, il ne peut y avoir de débat démocratique en l'absence d'espaces d'expression : fermeture du champ médiatique, interdiction de partis (le parti de Ghozali n'est pas agréé depuis 3 ans, le mouvement associatif également, les journaux n'ont pas le droit d'importer les rotatives, l'espace audiovisuel est fermé). Les espaces qui restent encore ouverts pour le débat démocratique sont la presse privée. Il y a aussi la démission des élites intellectuelles. Vous êtes au fait du dossier des relations algéro-marocaines. Pensez-vous que la nomination d'un nouvel ambassadeur en la personne de Larbi Belkheir est de nature à normaliser la relation entre les deux pays ? Probablement sur la question de l'ouverture des frontières. Mais le dossier du Sahara occidental ne relève pas du bilatéral, il est au niveau de l'ONU. Je pense que la nomination de Si Larbi ne va pas fondamentalement changer la donne. C'est-à-dire qu'il risque de maintenir le statu quo ? C'est le Maroc qui cherche le statu quo depuis 1975 ; il lui est favorable parce qu'il occupe le Sahara et l'exploite. Mais le statu quo n'est pas favorable au Maroc sur la question des frontières. Car, le transfert des marchandises et des flux financiers est estimé par les Marocains à un milliard de dollars, ce serait donc une bouffée d'oxygène pour le Maroc qu'il y ait ouverture des frontières. Le savoir-faire et l'expérience d'une personnalité ayant le gabarit de Larbi Belkheir ne seraient donc pas, selon vous, à même d'établir de bonnes relations entre les deux pays ? Il est vrai que Si Larbi est un homme d'appareils, de réseaux qui a une parfaite connaissance du problème, mais à ce titre il est beaucoup plus utile à Alger qu'à Rabat. Des voix revendiquent une révision constitutionnelle. Pensez-vous qu'il est en l'occurrence opportun de procéder à cette révision ? Les adaptations sont uniquement nécessaires si elles renforcent les libertés individuelles et collectives et si les grands équilibres de la Constitution sont menacés. On peut envisager d'introduire à l'Assemblée nationale une séance unique de neuf mois pour limiter le recours aux ordonnances sur des questions qui engagent le devenir de la nation : telle la loi sur la monnaie et le crédit, la loi sur les hydrocarbures. On peut envisager de redéfinir clairement la responsabilité du chef de l'Etat : est-il pénalement responsable devant une cour et politiquement responsable devant l'APN ? Mais il ne s'agit que d'un débat d'idée car la Constitution subit en permanence un coup d'Etat. J'ai le sentiment que les promoteurs de cette révision sont tentés de satisfaire la boulimie des prérogatives chez le Président. Mais les Algériens par tempérament sont opposés aux régimes présidentiels exacerbés et à toute forme de zaïmisme. Pourquoi dites-vous que la Constitution subit des coups d'Etat permanents ? Tous les contre-pouvoirs prévus dans la Constitution n'ont pas été respectés. Il n'y a pas de commission d'enquête parlementaire. L'APN n'est pas ouverte au débat contradictoire, elle n'est pas indépendante du pouvoir. Enfin, si nous devions poser une question, c'est celle de savoir si la révision constitutionnelle représente une préoccupation des Algériens. N. M.