Par : Kamel DAOUD ECRIVAIN eux de forêt au Nord, émeutes au Sud. L'Algérie fait peur et a peur de quelque chose de sombre, de la ruine ou d'une sorte de suicide collectif. Pourquoi on en est à cette limite, un pied dans le vide, l'autre sans chaussure ? Le "régime" qui ne change pas, répètent certains qui s'excluent de facto de la responsabilité collective. "Le peuple" pense le régime qui croit qu'il est un père incompris, un propriétaire bafoué dans ses droits, un héros vieilli que de petits enfants veulent hériter vivant, etc. Le pays est monothéisme quand il regarde le ciel, polythéisme et païen quand il scrute ses terres surchargées de divinités. Trop de dieux, pas suffisamment de croyants, malgré le culte du drapeau et l'hypernationalisme qui veut libérer la Palestine, épouser une Norvégienne, habiter en France, vivre comme l'Amérique et croire comme en Arabie. Au Sud, on s'élève contre "l'injustice", la "hogra", etc. On devine que cette géographie du pays est son ventre mou et vide, sa plaie du futur. On le sait. Les intellectuels urbains du Nord ont puissamment lustré la figure du "Pauvre idéalisé" pour en faire le seul citoyen légitime de ce pays, son habitant natif. On sait le Sud malheureux et brûlant. Mais dans la révolte, il y a quelque chose qui gêne, qui alerte, qu'on peut taire quand on est "militant" marcheur, mais qui est là : dans la vidéo, le jeune homme hurle qu'il veut "sa part". Donc pas la justice saine, la démocratie, ou l'Etat idéal, mais "sa part". C'est une vision du butin mal partagé, pas de la cité idéale. Certains hurlent encore autre chose : "Au moins à l'époque de Bouteflika, il mangeait et on pouvait manger avec lui." Défaite populiste de la lucidité. À l'heure des factures d'une révolution, on regrette d'avoir fait une révolution et on idéalise son violeur. Insistons : il y a dans la révolte du Sud des raisons justes, une mécanique de colère contre le partage du butin, une menace de basculement dans le délire de la justice de "Dieu" lorsqu'elle est imaginé par des hommes emportés. Un journaliste avait fait un remarque pertinente sur la colère des chômeurs au "Sud" : ils en veulent à ceux qui sont venus du Nord travailler sur leur territoire. C'est-à-dire d'autres ex-chômeurs. S'il y avait du travail au Nord, on ne viendrait pas le chercher ou "le voler" au Sud, explique-t-il. Le chômeur du Sud, lui, ne veut pas le savoir, ce n'est pas son affaire. C'est une façon de résumer le paradoxe du changement en Algérie : on veut le changement pour que rien ne change. En haut comme en bas. Le chômeur veut du travail même si c'est celui d'un autre chômeur qui l'a trouvé avant lui. Un militant veut la "démocratie", mais aussi les subventions qui l'avilissent et le réduisent à être un client endetté. Il veut un grand journal indépendant, mais avec l'Anep. Il veut la chute du pouvoir, mais pour prendre le pouvoir. Il s'élève contre les atteintes à la liberté d'expression, mais ne tolère pas une autre que la sienne, etc. Quand on se fait défenseur du chômeur, on inculpe un régime qui ne les emploie pas. Donc, un régime injuste. Mais on refuse aussi qu'il ait une classe d'homme d'affaires, une économie libre et privée capable de créer de la richesse, de l'emploi et de la fiscalité pour développer le pays ou le hameau. En fait, on refuse l'homme d'affaires car c'est le contraire de l'intellectuel de gauche et du pauvre de nulle part. On veut la chute du régime, mais on veut qu'il reste pour assurer des emplois et la distribution de la rente. On veut la fin de la corruption, mais on veut garder la rente comme philosophie nationale, etc. En somme, un feuilleton d'enfants riches et pauvres, nés de parents pauvres devenus riches et envieux de cousins riches qu'ils veulent pauvres, etc. La sitcom du pétrole sans le moteur de l'amour. Continuons. Depuis la rupture du 22 Février 2019, on a retenu, par le tribunal du peuple, que l'homme d'affaires est un voleur. On le savait avant, depuis mille ans. L'homme d'affaires est vu comme le colon de la colonisation : on le craint, on le jalouse, on l'égorge, on l'envie, on veut sa ferme, mais en tuant les vaches. À chaque révolution, on le chasse ou pourchasse. Bien sûr, Bouteflika a réinventé la piraterie organisée, mais est-ce que tous les hommes d'affaires en Algérie sont des voleurs ? Non. À peine quelques-uns et qui ont beaucoup volé. Mais si les emprisonnés sont peu nombreux, les inculpés par le tribunal populaire sont la majorité. Un homme d'affaires est mal vu par le régime qui le soupçonne de concurrence au pouvoir, par le peuple qui y voit un colon tropicalisé, par les intellectuels (qui aiment le fréquenter les soirs aux dîners, pas le jour), par le pauvre idéal national, par l'administration, par sa propre famille et par même ses enfants souvent. Pourtant, c'est par une économie libérée du monopole de l'Etat que viendra le salut, la classe moyenne moteur et la démocratie au bout du processus. On ne le veut pas. On veut être citoyen, mais client à la fois. Avec le 22 Février, on parla de tout : le mal, le bien, les morts, Ibn Badis, la France et le peuple longtemps dépeuplé. On réinventa le journalisme assis (face à un écran) et la marche en rond. Mais personne n'osa écrire que c'est le milieu des hommes d'affaires qui a payé surtout la facture à cause d'un cercle vénéneux algérois installé dans les villas et les oléoducs pendant les vingt ans de Bouteflika. Les hommes d'affaires créateurs de richesse dans ce pays n'osent même plus s'appeler ainsi. "Opérateur" ? Même pas. Silence, car les Algériens aiment la richesse, mais pas les riches. C'est notre caractère. Citation de Borgès : "Tout renouvellement d'une théologie est sanglant." En Algérie, tout renouvellement politique est sanglant pour les riches ou ceux qui sont accusés de l'être. C'est un traumatisme lié à un millénaire de colonisation, deux millénaires d'envie. Aujourd'hui qu'on est enfin seuls, on réinvente ces rôles. Les Français aiment décapiter leur président, les Algériens adorent dépouiller leurs riches. Depuis le "Hirak", c'est cette catégorie d'Algériens qui est accusée de tout, évitée dans la rue, incriminée, pestiférée. Stigmatisée par le "pouvoir", insultée par l'opinion, le vaste pays du pauvre idéal et de l'égalitarisme fauché. Faut-il oser défendre le pays en défendant l'urgence de sécuriser les producteurs d'idée, de richesse et d'emplois ? Non, vous serez accusé d'être un larbin ou payé ou d'être libéral, c'est-à-dire Français, colon, traitre, etc. La tradition intellectuelle et révolutionnaire algérienne est de gauche. Le pauvre est un bienheureux et le régime est un distributeur. Pas de place pour une classe d'affaires capable d'enrichir et de s'enrichir et d'imposer le pays comme puissance économique. Mais alors, que faire si on ne défend pas l'enrichissement, la création d'emplois, la production nationale, l'entreprise ? On continue comme aujourd'hui : on brûle des forêts, on manifeste violemment au Sud, on accuse le régime, on veut "sa part", mais aussi le "dégagez-tous", le butin, mais sans la victoire, on veut être rentier et citoyen à la fois. On veut que le régime distribue, qu'il s'en aille, qu'il reste, que le pauvre reste pauvre pour avoir de la vertu, mais qu'il s'enrichisse aussi, que l'homme d'affaires ne fasse rien, mais qu'on puisse faire des affaires sans lui et sans ses conditions de recrutement. Assis, l'homme a le visage entre ses mains. Il soupire puis explique : "Le souci est que personne ne veut signer. Chaque chef de daïra, wali, chef d'une administration s'est imposé une règle : pour vivre longtemps, il ne faut plus rien signer. Aucun wali n'ose aujourd'hui céder la moindre parcelle de terrain pour créer un projet. Gérer, c'est ne rien faire, attendre une mutation ou sa retraite, éviter la prison. Le traumatisme du Hirak sur le monde des affaires en Algérie est immense et à cause d'un poignée de violeurs." L'homme est désespéré : chèques impayés par les responsables de commandes publiques, banques haineuses, surtaxes populistes, paralysie décisionnelle, inquisitions. Cela donne une poignée d'homme d'affaires véreux en prison, mais aussi un pays paralysé. En réalité, cela donne un paradoxe : des chômeurs partout et pas seulement au Sud, le pauvre idéalisé qui demande "sa part" et pas un pays, des militants qui croient que marcher fait marcher le pays, un régime qui croit que sa vocation est celle d'une station Naftal, avec un drapeau et une armée. Voilà.