Chronique de : RABEH SEBAA "Si j'avais le pouvoir sur toute chose, je commencerais par rétablir le sens des mots." Confucius. Revoilà le spectre linguistique. Cette fois-ci, endossant le caparaçon de l'enseignement de tamazight. Reposant, de nouveau, la question de la place des langues, de leur statut scolaire et de leur prégnance sociale. Une question qui ressurgit par intermittence. Avec la même touffeur, flanquée de ses assourdissantes clameurs. Charriant les mêmes déclarations, les mêmes proclamations et les mêmes vociférations. Sans la moindre avancée pour leur épanouissement. Car la langue est ontologiquement un objet de connaissance. Une affaire de savoir. Elle n'est ni un instrument politique ni un sujet de polémique. Constamment subvertie et durablement pervertie, par les sursauts et les soubresauts d'un volontarisme aux accents despotiques. Alors que la société algérienne vit une relation symbiotique avec ses propres paroles. Une société qui prend, quotidiennement, langue avec ses langues. Car il est de l'ordre du trivial de dire que la société algérienne est une société plurilingue. Une évidence parlante, saillante et éloquente. Sauf pour les ossificateurs invétérés du monolinguisme têtu, dont la pensée est elle-même désespérément ossifiée. Mais qui sont prompts à brandir l'emblème de l'unité nationale. Ayant pour ciment culturel fondamental la langue arabe du formel. Et c'est pour cela que la question des langues, et plus globalement celle des cultures, a toujours fait l'objet d'un enserrement politique et idéologique, qui biaise son appréhension. La confinant dans une double exiguïté qui oscille invariablement entre particularisme et nationalisme. Entre idéologisme et syncrétisme. Noyée dans un approximatisme frisant l'imbécilisme. Une double exiguïté se sustentant elle-même d'un double volontarisme. Au commencement, une occultation entêtée, dont l'objectif principal a consisté et consiste encore à nier l'évidence de la multilinguité, et partant de la multiculturalité, de la société algérienne. La société algérienne est bel et bien une société multiculturelle et multilingue. Ensuite, une dénégation acharnée qui entend fonder le projet d'une homogénéisation linguistique et culturelle par un procédé forcé de monolinguisation. Comme le pendant de la Nation. Un monolinguisme forcené qui a tenté de rallier à son projet "les masses patoisantes" selon le mot de Michel de Certeau. En d'autres termes, la langue de la souveraineté contre les langues de la quotidienneté D'où le dogme indéboulonnable de LA langue nationale intangible, institutionnalisée, formalisée et sacralisée. Au détriment des langues natives, durablement minorées et superbement ignorées. Même si l'une d'entre elles s'est faufilée, subrepticement, dans les coulisses austères de la Constitution. Où elle demeure implacablement figée. Côtoyant silencieusement LA langue nationale. Langue et Nation Les rapports entre langue et nation reposent ainsi constamment la question de leur problématique unité. La notion de langue accolée à celle de nation se soumet d'emblée à une logique extralinguistique voire extra-culturelle. À une logique où la validité d'un tel assemblage entre les deux notions se trouve fondée sur des présupposés opérant dans des dispositifs externes aux mécanismes linguistiques et externes aux réalités culturelles. La langue se réduit, dans la conception même de ce couplage à un instrument, devant permettre de désigner ou de nommer les choses. Sans se donner la peine de s'interroger sur le sens, la pertinence et la prégnance des contenus, tant sémantiques que culturels qui habitent nos langues. Notamment les langues maternelles et des cultures locales qui se trouvent ostensiblement délaissées ou manifestement frappées de déni. À commencer par la langue algérienne, qui est une langue à part entière, et les langues de souche amazighe portées par des locuteurs de différentes régions du pays. Ce qui est fort problématique pour un projet national prétendument unificateur. Car les représentations ainsi que les conduites langagières dans la société algérienne, comme dans toute société humaine, présupposent un fond culturel, au sens large du terme. Un fond culturel qui contient et régule les codes et les relations symboliques entre les communautés et les individus. C'est là que se trouve véritablement le substrat de l'humus nourricier de nos langues natives. Qui persiste et résiste. La volonté politique de forclusion de ce substrat appelle inexorablement les moyens de sa survie, sous formes diverses de résistance, de résurgence et de résilience. Ce que fait, quotidiennement, la société algérienne. À l'insu des politiques. Eluder la question de la place et de l'importance des langues natives ou maternelles à l'école, comme dans la société algérienne dans son ensemble, révèle la carence, dans la conscience politique institutionnelle, d'une vision claire, de pans entiers de l'histoire sociale et culturelle de l'Algérie. Cette carence persistante autorise le recours constant aux affirmations idéologiques et bien évidemment à des fantasmagories mystificatrices qui en constituent le traitement récurrent. Le traitement à double dosage politique et identitariste des langues et des cultures, qui en opacifie lourdement les substructions en encourageant amplement les obstructions. Dans la réalité linguistique du présent, la question de la place des langues de souche amazighe, dans tout l'éventail de leurs variantes, comme le statut de l'algérien, qui n'est pas un arabe dégradé, ainsi que celui de la langue française réappropriée, réapparaît alternativement en se rechargeant de contenus, de significations ou de symboles, en fonction des conjonctures, des intérêts ou des enjeux. La reconnaissance de tamazight en 2002 comme langue nationale, puis en 2016 comme langue officielle ne s'est pas traduite par des avancées dans sa socialisation. Une langue dite nationale qui ne se nationalise pas. Une langue déclarée officielle qui ne s'officialise pas. La dernière circulaire du ministère de l'Education, même si elle a été gelée, n'en constitue qu'un aspect. Par ailleurs, selon les linguistes sérieux, et il en existe quelques-uns en Algérie, c'est la nature de tamazight elle-même qui pose problème. Se voulant la synthèse de toutes les variantes, portées par les communautés de souche amazighe, elle n'est parlée par aucune d'entre elles. Sans discuter du choix problématique de la graphie. Ce qui prouve, encore une fois, que la question linguistique est irrévocablement l'affaire des scientifiques. Elle n'est ni l'apanage des politiques ni les choux gras des polémiques. Des gesticulations empressées et cycliques qui n'ont aucune prise sur la multilinguité qui habite, depuis des lustres, le corps chamarré de la société algérienne. Avec au moins quatre grands ensembles : l'algérien, pour la communication de la majorité, les variantes de la matrice amazighe de différentes communautés, l'arabe du formel pour l'exercice de l'officialité et le français comme caution de scientificité et de modernité. À ces quatre grands ensembles, qui se déclinent eux-mêmes en une constellation de variantes, viennent s'ajouter les conduites langagières et culturelles menacées de disparition et ne faisant partie d'aucun projet d'intégration. L'atlas de l'Unesco sur les langues en péril en dénombre treize en Algérie. C'est pour cela que le statut de LA langue nationale, la langue arabe du formel, prescrite politiquement comme Surnorme, escamote les réalités linguistiques et culturelles qui prennent et reprennent quotidiennement corps dans les usages qui composent cette multi-expressionnalité vivace et tenace qui spécifie les langues et les cultures algériennes. Perturbation durable Le projet originel d'une refondation linguistique du système éducatif, qui a d'emblée écarté l'algérien, les langues de souche amazighe, ainsi que le français réapproprié, en focalisant sur l'arabe scolaire, a ouvert la voie à l'écart et par la suite à la distance abyssale entre intelligence linguistique sociale et intelligence linguistique scolaire. Les déséquilibres consécutifs à l'approfondissement de cette distance se trouvent au creux de la crise qui habite durablement le système éducatif algérien. Et les réformes qui se succèdent d'année en année n'y changeront pas grand-chose. Ce processus de substitution de la langue-norme à la langue française, dès l'indépendance, devenue par euphémisme LA Langue étrangère, se poursuit sous des fortunes diverses jusqu'à présent. Ce procès de substitution, qui avait d'emblée écarté les langues natives du système éducatif, est fondamentalement un processus d'apprentissage linguistique social. Qui se double lui-même d'un apprentissage de contenus de savoir aussi bien à l'école qu'à l'université. Plaçant tout apprenant, individu ou discipline devant la difficulté particulière qui consiste d'abord à comprendre les énoncés de ce qui est censé être expliqué. Privilégiant, ainsi, les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l'exigence cognitive. En d'autres termes, le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre. Et bien évidemment de réfléchir et d'analyser. Les piètres productions de nos universités et de cette myriade inféconde de centres de recherche, outrageusement stériles, en sont la pathétique illustration. Cette situation n'est pas sans rappeler la célèbre hypothèse d'Edward Sapir issue de sa thèse sur le relativisme linguistique et selon laquelle les modes de pensée sont dépendants des caractéristiques du système langagier. La contre-performance proverbiale de notre système éducatif, comme celle de notre fantômatique université, se niche également ici. Aussi, il s'avère impérieux de faire une halte sans complaisance, et de procéder à un bilan sans concession sur les ratages de ce processus contraint de double apprentissage de langue et de savoir. Tant sur le plan éducatif que sociétal. De reconsidérer, ensuite, le traitement qui a été réservé à la place des langues natives algériennes, ainsi qu'à celle de la langue française, intériorisée et algérianisée, dans ce procès de refondation linguistique. Tenter, enfin, de comprendre le sens des enjeux réels, les raisons et les soubassements des motivations, avouées ou non, de ce qu'on a appelé euphémiquement l'arabisation. Ce masdar qui signifie rendre arabe ce qui ne l'est pas. Par conséquent "arabiser" la société algérienne, c'est reconnaître officiellement qu'elle n'est pas arabe. Ce qui n'est guère éloigné de la vérité d'ailleurs. Il n'en demeure pas moins que langues, cultures et être national constituent, depuis l'indépendance, la matrice d'un triptyque problématique. Mais c'est autour et dans les langues que se nouent et se dénudent, bruyamment, toutes les sensibilités et toutes les émotivités. Jacques Berque le souligne dans Langages arabes au présent avec une franche lucidité : "La langue réagissait par des procédures compensatoires, en allumant contre cet incendie ravageur le contre-feu du verbe et du sentiment ; mais elle prenait en cela valeur moins cognitive ou pragmatique, qu'existentielle. Cela pouvait à la longue perturber en elle les rapports entre la société, ses mots et ses choses." La société algérienne n'a pas échappé à cette perturbation durable de ses rapports avec ses mots et ses choses. Une perturbation qui perdure. Et qui se perpétuera. Tant que la question des langues et des cultures algériennes demeure obstinément cernée par les soubresauts spasmodiques d'une politique hasardeuse. Etouffée par le tintamarre rugissant des polémiques aventureuses. Et laminée par le triomphe jubilatoire de l'insignifiance ravageuse.