Liberté : Le Premier ministre, Aïmene Benabderrahmane, a insisté, lors d'une réunion de l'Exécutif, sur la nécessité d'atteindre l'objectif de couverture des dépenses de fonctionnement par la fiscalité ordinaire. Quelle est la marge de manœuvre du gouvernement ? Boubekeur Sellami : Depuis l'indépendance, la structure des recettes fiscales a connu une tendance baissière des recettes ordinaires par rapport aux recettes pétrolières. La part de la fiscalité pétrolière qui représentait 10% des recettes fiscales, durant les années 1970, est passée à 41% en 2020 (loi de finances 2020). Un repli accru du taux de couverture par les ressources ordinaires des dépenses de personnel est observé d'année en année, exprimant les difficultés à faire face à ces charges incompressibles. De ce fait, la fiscalité ordinaire (hors fiscalité douanière et recettes ordinaires) représente 65,31% de la fiscalité globale (3 196 milliards de dinars contre 4 893 milliards de dinars) pour 2020 et 54,75% (2 744 milliards de dinars contre 5 011 milliards de dinars) pour 2021. Ce constat laisse apparaître un déficit des recettes fiscales ordinaires de 35% pour 2020 et 45% pour 2021 par rapport aux dépenses de fonctionnement. L'objectif tracé par le gouvernement pour atteindre une couverture de 100% des dépenses de fonctionnement est, à mon avis, irréalisable à court terme (une année). Toutefois, le lancement en urgence des réformes fiscales profondes promises par Aïmene Benabderrahmane, qui a organisé, en juillet 2020, les assises nationales sur la réforme fiscale, peut contribuer à la réalisation dans un délai allant de 24 à 36 mois de l'objectif tracé. Quelles sont les mesures à prendre pour atteindre cet objectif ? Le résultat escompté ne peut être obtenu que sous certaines conditions. La mise en place d'un système fiscal stable et adéquat pour cadrer les objectifs de la politique socioéconomique tracée par les pouvoirs publics et cohérent avec l'évolution de la conjoncture interne et externe s'impose. Il s'agit aussi de finaliser dans les plus brefs délais le programme de modernisation, de numérisation et de réorganisation des services avec un réseau de rattachement avec tous les organismes détenant l'information à impact fiscal (douanes, banques, domaines, MICL, CNRC, notaires...), pour permettre à la DGI d'avoir la bonne information au bon moment. Il faut, également, simplifier les codes des impôts avec élimination de tous les vides juridiques et contradictions entre les différents articles et baisser les taux d'imposition avec élargissement de l'assiette fiscale (inclusion fiscale, couverture de la population fiscale déclarée et non déclarée) à travers la mise à la disposition de la DGI des moyens financiers, humains et juridiques. Enfin, il faudrait redynamiser certains impôts et taxes dont le rendement est très faible avec application des amendes et sanctions prévues par la législation fiscale. Vous avez affirmé, à plusieurs reprises, que le régime fiscal algérien est lourd et très compliqué. Pouvez-vous nous donner plus de précisions ? Le système fiscal algérien est un système articulé sur deux axes dont l'un a laissé la place à l'autre. Après l'indépendance, la politique socioéconomique de l'Etat a contribué au recul de la fiscalité ordinaire par rapport à la fiscalité pétrolière. L'objectif était d'encourager les activités naissantes hors hydrocarbures et de construire une économie forte est diversifiée. Cette politique n'a, malheureusement, pas été accompagnée d'une stratégie claire avec des objectifs définis et selon un programme de transition d'une économie rentière vers une économie diversifiée. Avec les changements des politiques économiques, les ressources pétrolières sont restées la source principale pour le budget de l'Etat. La rente pétrolière, qui devait constituer le levier d'un décollage économique, est devenue avec le temps un handicap. La fiscalité ordinaire est devenue secondaire à partir du moment où tous les efforts sont orientés vers le développement des hydrocarbures. La part de la fiscalité ordinaire dans le budget de l'Etat a reculé. Notre système fiscal est caractérisé par un manque flagrant de moyens, une lenteur de l'opération de numérisation, la fuite des cadres, la migration vers l'informel, le faible taux de recouvrement, une législation très compliquée avec beaucoup de taux et d'impôts, et de vides juridiques. Ce qui a ouvert la voie à l'interprétation et à la lenteur dans les procédures... Un système fiscal qui n'est pas efficace, juste et équitable et qui n'a pas les moyens de sa politique est un système faible qui ne peut jamais participer à l'effort économique de l'Etat. Dans son plan d'action, le gouvernement évoque la poursuite de la réforme fiscale. Cette réforme vise à élargir l'assiette fiscale en faisant notamment reculer l'informel et à augmenter le rendement fiscal. Qu'en pensez-vous ? Dans l'état actuel, il est nécessaire, aujourd'hui, de parler de refonte du système et de la politique fiscale, et non pas de poursuite de réforme fiscale. Notre système fiscal a besoin d'être revu dans tous ses aspects pour atteindre l'objectif principal qui n'est pas uniquement l'élargissement de l'assiette fiscale. Nous avons besoin d'une transition vers une fiscalité basée sur les secteurs à forte valeur ajoutée, qui peut mettre l'économie nationale et le budget de l'Etat à l'abri des fluctuations des prix du pétrole, une fiscalité forte, juste et équitable avec moins de pression fiscale, une fiscalité où la contribution des entreprises et des fortunés représente la part du lion et non pas une fiscalité basée sur les salaires. La réforme fiscale doit tracer comme premier objectif la valorisation du travail et la protection de l'agent du fisc, et mettre à sa disposition tous les moyens pour faire son travail, d'une part, et la protection des droits du contribuable par la simplification et la transparence des textes de lois, d'autre part. Ce sont quelques éléments d'une réforme réelle et profonde parmi tant d'autres qui ont été proposés lors des assises sur la réforme fiscale organisées en juillet 2020. Qu'en est-il de la mise en œuvre des recommandations émises lors des assises nationales sur la réforme fiscale organisées en juillet de l'année dernière ? Concernant les assises sur la réforme fiscale, il y a lieu de rappeler qu'elles ont été organisées par l'actuel Premier ministre, alors ministre des Finances. Toutefois, aucune information n'a filtré à ce jour sur les aboutissants de ces assises qui devraient être suivies d'autres assises techniques. En effet, le niveau et le nombre des participants, la richesse des débats et des propositions nous a donné un espoir de voir les résultats de ces assises se concrétiser avant la fin 2020. Mais en l'absence d'éléments sur les motifs du report des assises techniques et l'ouverture de ce chantier, nous espérons que cela sera fait juste après l'examen du plan du gouvernement par l'Assemblée populaire nationale (APN), d'autant plus qu'il s'agit d'un projet initié par l'actuel Premier ministre.