Amine Tebbal et Racim Yacef, deux étudiants algériens en France et petits-fils d'indépendantistes algériens, ont participé au projet piloté par l'Elysée : "Mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie". Après la fameuse rencontre-déjeuner, le 30 septembre dernier, à laquelle ils ont pris part avec le président Emmanuel Macron, ils ont fini par démissionner de ce projet, estimant que celui-ci "permet au gouvernement de réaliser une opération de mémoire au moindre coût politique". Lorsque nous avons été approchés en avril 2021 par la directrice du projet "Mémoire de la colonisation et de la Guerre d'Algérie à l'Elysée", nous avons décidé de nous engager dans un projet réunissant des jeunes descendants de protagonistes de la Guerre d'Algérie. Ce projet nous paraissait être un chemin ouvert et partagé vers ce qui serait une reconnaissance des crimes coloniaux. Toutefois nous étions conscients que ce projet n'était pas dénué de velléités politiques, et nous avons fait ce choix en toute conscience. Ce choix, vous n'en doutez point, a été soupesé, évalué au regard des perspectives d'avenir mais aussi de nos conditions historiques respectives. Et quand nous disons condition historique n'y entendez pas une quelconque surdétermination qui empoisonnerait notre présent, mais seul le poids des morts qui encore pèsent sur nous, nous tous, de quelques mémoires dont nous sommes les porteurs. Car nous sommes, si nous pouvons dire, tous héritiers de ces morts en trop, même si ce sont d'abord leurs enfants qui ont à supporter le coût de ces vies en moins. En rejoignant le projet, nous espérions être écoutés et par-dessus tout transmettre nos propositions quant à la question de la mémoire de la colonisation et de notre Guerre d'indépendance. Nous nous sommes engagés dans ce chemin avec cette espérance grave, folle ou naïve sans doute, qu'était venue l'heure d'un rendez-vous avec l'Histoire. Nous le quittons avec l'espoir que tout est encore possible, mais que ce tout possible ne peut ni se penser ni se réaliser par le dispositif mémoriel que l'Elysée semble concevoir comme un succédané bienheureux de justice ; bienheureux parce qu'il permet au gouvernement de réaliser une opération de mémoire au moindre coût politique. Le véritable poison français n'est pas la mémoire et ses manquements. Le véritable poison français est la justice parce qu'elle est en manque, parce qu'elle demeure un impensé dans la politique de la mémoire française. Nous disons justice ils entendent ressentiment. Nous disons communauté de mémoire, ils entendent séparatisme ou plutôt "communautarisme mémoriel", reproche qui nous a été fait, au premier jour de notre rencontre, à l'adresse des descendants d'indépendantistes, alors que c'est à ce titre même que nous avons été conviés. Au président de la République française, qui se prévaut d'une filiation intellectuelle au philosophe Paul Ricœur, nous voudrions rappeler ces quelques mots. "Seule une parole qui dit le droit permettrait une juste distance entre les divers protagonistes de la colonisation et de la décolonisation." Cette parole, il ne revient pas au président ni de la dire ni de lui substituer une mémoire commune. Une politique de la mémoire, parce qu'elle est précisément politique, est condamnée à reproduire ce corps à corps des temps malheureux. Et c'est précisément ce rejet de la guerre qui, sous les intentions présidentielles d'en solder les séquelles, s'est rejoué lors de nos diverses rencontres, par cette volonté démesurée d'aboutir à tout prix à un compromis mémoriel. Qu'est-ce donc ce dispositif par lequel l'Elysée souhaite engranger des messages à destination du Président — messages rédigés par l'ensemble des représentants de chacune des mémoires antagonistes, si ce n'est une marketisation politique des mémoires et des souffrances ? À vouloir faire plaisir à tous par cette obsession du consensus, on ne satisfait personne. Ce déjeuner présidentiel a été un rendez-vous manqué en raison de l'imposture dans laquelle nous avons été pris à témoin à nos corps défendant. En effet, durant ce déjeuner, le président Macron, par ses propos, a joué d'une fausse équivalence historique entre la colonisation française et la présence ottomane. Cette comparaison pose problème, en ce qu'elle disqualifie nos demandes de reconnaissance et de justice partant de la théorie que la France n'aurait pas seule à supporter la responsabilité de la colonisation en l'Algérie, et qu'avant la conquête française, "il n'y avait pas de nation algérienne". Par ailleurs, ce que le Président récrimine comme haine envers la France n'est en vrai que le résultat d'une expérience réitérée d'une certaine hypocrisie française qui dénonce et soutient dans le même temps le "régime algérien". Nous disons que c'est là une question grave, puisque déterminante pour notre présent commun, ici, en France, ou ailleurs. Et ni les solennités élyséennes, ni le faste, ni le verbe présidentiel n'ont pu donner à ce moment la gravité qui lui manquait. Les critiques que nous avions apportées au cours de nos discussions ont parfois été disqualifiées au motif qu'elles s'articuleraient trop fortement à notre identité algérienne, une identité qu'il faudrait moins criarde. Ce que veut votre réconciliation des mémoires, ce n'est pas écouter nos mémoires algériennes, mais les passer au biseau d'une politique française. Nous ne croyons ni à l'égalité des mémoires ni à leur réconciliation. Nous croyons à la vertu du juste. Nous, petits-fils d'indépendantistes, portons cet héritage comme un message d'espoir et de luttes contre les formes actuelles de domination, coloniales ou autres. Nous, petits-fils d'indépendantistes, offrons notre mémoire au monde et à la France telle une proposition d'émancipation collective. En définitive, la chose la plus importante à nos yeux serait d'engager cette question de justice. Monsieur le Président, abrogez donc les décrets et les lois d'amnistie de 1962, 1964, 1968.
TEBBAL Amine & YACEF Racim
(*) 1-Cette tribune paraît également dans l'édition en ligne du quotidien "Le Monde" 2- Le titre est de la rédaction.