Liberté : Il y a quelques semaines, vous avez lancé un appel pour la sauvegarde de la poésie populaire à travers l'élaboration d'une encyclopédie du melhoun. Qu'est-ce qui a motivé votre démarche ? Ahmed-Amine Dellaï : En effet, je viens de lancer un appel pour la prise en charge, à un haut niveau, je précise, de l'élaboration et de la publication du "Grand diwan du melhoun algérien" qui est destiné à rassembler la poésie melhoun des poètes de l'ensemble du territoire national, en partant des plus anciens, autour du XVIe siècle et en débouchant sur ceux du XXe siècle. Le Maroc a son diwan (12 volumes publiés par l'Académie royale), la Tunisie aussi (10 volumes publiés par le ministère de la Culture), il ne reste plus que nous. Autant dire que c'est une entreprise patrimoniale de sauvegarde d'envergure nationale dont l'Etat doit assumer la responsabilité. Au départ, ce projet était un simple projet personnel que j'avais inscrit dans le cadre des projets d'établissement du Crasc où je suis chercheur permanent depuis une vingtaine d'années. L'accumulation qui a résulté de mon travail de collecte des textes du melhoun durant toutes ces années, ainsi que l'acquisition d'une expertise dans le domaine, m'ont permis d'envisager la mise en chantier de ce projet au moins pour le lancement des premiers volumes. Mais les moyens du Crasc s'étant avérés trop limités pour assurer la concrétisation d'un projet dans toute sa profondeur nationale, il nous a paru opportun de lancer un appel pour une aide conséquente de l'Etat, qui est en même temps un rappel de la mission de protection de cette mémoire nationale dont on parle tant. Vous le dites, les pays voisins du Maghreb sont déjà avancés dans le travail de préservation de la poésie populaire. Comment expliquez-vous le retard accumulé par l'Algérie en dépit de la richesse de son patrimoine immatériel ? Nous ne sommes pas en retard en termes de publications dans le domaine, mais cela reste le résultat des efforts personnels de chercheurs et d'hommes de culture qui ont à cœur ce legs mémoriel : vous trouverez leurs noms et leurs publications dans mon dernier ouvrage paru en 2018, Poètes du melhoun du Maghreb, dictionnaire bibliographique (4 volumes). Là où nous sommes véritablement en retard, c'est dans la publication d'un ouvrage de référence unique où est consigné, suivant une méthode scientifique, l'ensemble des textes du melhoun qui nous sont parvenus et qu'il est de notre devoir de transmettre aux générations futures. Dans votre cri d'alerte, vous vous alarmez du risque de "disparition totale du melhoun". Pensez-vous cela possible ? Oui, j'exagère à peine : le melhoun peut disparaître de deux manières différentes. Matériellement d'abord, soit avec la disparition des mémorisateurs (haffada), quand il s'agit de transmission orale, soit avec la disparition du support écrit, quand il s'agit de manuscrits. De plus, il peut disparaître dans son intégrité textuelle à la suite des altérations que lui font subir les interventions de gens non qualifiés (copistes, interprètes et même anthologistes). D'où la nécessité d'un encadrement scientifique qualifié dans l'établissement des textes avant toute publication. Vous avez invité aussi bien les responsables institutionnels que les amateurs du melhoun à contribuer à votre effort de sauvegarde. Votre appel a-t-il eu un écho ? Absolument, l'appel ayant été lancé dans les réseaux sociaux et largement relayé et amplifié par mes amis artistes Djamel Laroussi et Réda Doumaz, que je tiens à remercier ici, nous avons constaté un fort engouement du public qui a salué avec ferveur cette initiative. Mais pas âme qui vive du côté des secteurs "concernés". De toutes les manières et dans le cas où notre appel serait ignoré, et comme je l'ai annoncé dans l'appel, si Dieu nous prête vie, le "Grand diwan du melhoun algérien" verra quand même le jour avec la publication au Crasc des premiers volumes dès 2022.