L'ouvrage d'Abdelaziz Khalfallah, paru récemment aux éditions Casbah, se veut un témoignage sur l'une des wilayas les plus emblématiques de la guerre de Libération nationale. L'auteur, lui-même, haut responsable et militant de la cause nationale, raconte, à travers son propre parcours et celui de ses camarades de combat, les prémices du mouvement national et le déclenchement de la lutte armée à Constantine et dans le Nord-Constantinois. Il rend de ce fait un vibrant hommage aux hommes et aux femmes qui se sont engagés dans l'affrontement des forces coloniales et du système de répression féroce mis en place. Nombre d'acteurs de la guerre de Libération (ou pas assez) se sont attelés, à travers leurs mémoires et autres contributions, à éclairer cette période fondatrice de l'histoire de notre pays, et c'est tant mieux ; mais l'intérêt de ce livre, au-delà de la problématique, toujours présente, de l'écriture de l'histoire, est qu'il rend compte avec lucidité des antagonismes et des difficultés liés à la décision de prendre les armes pour libérer la nation du joug colonial. Et ce, après des décennies de luttes politiques et sociales menées par les différentes franges de la population ; luttes qui se sont poursuivies durant la guerre de Libération nationale. L'ouvrage se compose de trois parties plutôt inégales. La première, et c'est la plus importante, concerne la création de la Wilaya II, d'abord en zone du Nord-Constantinois avec à sa tête Didouche Mourad, tombé au champ d'honneur en janvier 1955, ensuite avec pour commandant en chef Zighoud Youcef, qui lança l'of-fensive historique du 20 août 1955. La zone II qui englobait tout l'Est algérien, jusqu'aux frontières tunisiennes, se transforme en la Wilaya II au lendemain du Congrès de la Soummam. Elle possède une dimension géographique et un capital humain de militants aguerris essentiels dans la stratégie de lutte contre l'adversaire colonial. A. Khalfallah détaille les premières ébauches de l'organisation de la Wilaya, la personnalité et le rôle de ses chefs tels Bentobal, Ali Kafi et Salah Boubnider dit Sawt el-Arab, son fonctionnement, ses difficultés, sa résistance au "plan Challe" qui exerça une pression infernale sur les maquis et les militants en zone urbaine de Constantine et des autres villes du territoire. Un volet particulier concerne la ville de Constantine, dont l'auteur maîtrise le terrain parfaitement. Elle est, dès le début du siècle dernier, "un haut lieu du fida" par l'engagement et l'adhésion de ses élites et de sa population au mouvement national partisan, syndical et associatif, notamment au sein du PPA-MTLD, à l'OS et enfin au FLN. La deuxième partie, moins étoffée, mais tout aussi captivante que la première, relate la fin de la guerre et la crise de l'été 1962 qui s'ensuivit. Dès l'amorce du cessez-le feu en mars, l'auteur rapporte les dissensions sous-jacentes dans les rangs des premiers responsables. Ces divergences ont toujours existé et se sont souvent traduites par des exécutions sommaires et l'élimination politique ou physique de militants sincères. La crise de 1962 et le congrès de Tripoli révèlent à quel point les oppositions et les ambitions de pouvoir vont rejeter du fleuve de la Révolution ses sédiments les plus progressistes et les plus modernistes. Ce qui, pour l'auteur, va laisser place à un courant dont certains de ses animateurs visaient peut-être l'édification d'un Etat national mais, hélas, vidé de sa substance démocratique et éloigné des idéaux des premiers Novembristes. Il s'est appuyé pour cela sur une faune d'opportunistes, marginalisant beaucoup de militants de la première heure, écœurés de la tournure qu'avaient prise les événements de l'été 1962. Eté 1962 ou l'intimement douloureux La troisième partie est constituée principalement d'annexes englobant des documents, des articles de presse de l'époque et des portraits photo de militants de la Wilaya. Elle pourrait éventuellement intéresser des chercheurs ou ceux qui veulent pousser davantage leurs connaissances sur l'histoire de ce territoire durant la guerre de Libération. Elle sert également à étayer les faits restitués par l'auteur. Le plus grand intérêt du livre de M. Khalfallah est certainement d'avoir fourni nombre de données historiques sur cette Wilaya, mais surtout de mener le lecteur, malgré le flux des noms, des dates et des événements, dans l'atmosphère de la lutte clandestine et de la guerre, en donnant aux protagonistes une dimension humaine que l'on trouve rarement dans les manuels de l'histoire officielle. Il se sert, pour cela, d'un style d'écriture fluide à la fois concis et précis, sans fioriture ni redondance. A. Khalfallah réussit, loin de tout anecdotisme ou même de toute polémique, à nous attacher à ces hommes et à ces femmes qui, avec leurs forces et leurs faiblesses, ont osé défier un système de répression parmi les plus atroces. Avec l'auteur, on reste sidéré devant la volonté, le courage, la détermination et les sacrifices de combattants, fauchés, pour beaucoup d'entre eux, à la fleur de l'âge. Nous sommes loin de l'unanimisme aseptisé du discours officiel ; avec ce témoignage, l'auteur rend justice à nombre de militants de la cause nationale en les nommant et en donnant corps à leur dévouement et à leur sacrifice pour rendre au peuple algérien sa liberté et sa dignité. La peur de la récupération politique est, certes, légitime, mais occulter le rôle indéniable joué par des hommes avant-gardistes à la vision révolutionnaire, avec leurs succès, leurs échecs et aussi leurs erreurs, n'empêche pas qu'aujourd'hui encore, et 60 ans plus tard, de voir des slogans douteux fleurir, tels que "Novembre badissien" ou des revendications d'appartenance à Novembre 1954 qui n'ont rien à voir avec la vérité historique. Ce livre se lit d'un trait, tant la tonalité de l'expression cadence les faits rapportés. On peut toutefois reprocher à la démarche éditoriale une iconographie mal disposée. Celle-ci aurait pu rythmer la lecture plus avantageusement en étant insérée entre les pages des deux premières parties. Bien que l'intérêt des nouvelles générations envers l'histoire de notre pays se soit émoussé, il est certain et plus que nécessaire que des acteurs de cette période, si cruciale, se doivent de laisser les traces de leur combat et celui de leurs frères d'armes. Viendra le jour où notre jeunesse saura renouer avec son passé de manière apaisée et intelligente ; c'est alors que la pertinence de ces témoignages trouvera tout leur effet.