Après des années de tergiversations et de retournements de situations pour le moins rocambolesques, l'ancien ministre de l'Energie, Chakib Khelil, est enfin jugé, depuis hier, au tribunal d'Alger. En fuite à l'étranger, celui qui fut l'homme-clé dans le dispositif du régime Bouteflika pendant de longues années reste, pour l'heure, hors de portée de la justice algérienne. Si en 2014, il avait réussi à faire annuler le mandat d'arrêt international lancé contre lui par Belkacem Zeghmati, Chakib Khelil échappera-t-il indéfiniment à la justice ? C'est un procès attendu depuis longtemps. L'ancien ministre de l'Energie et un des piliers du système Bouteflika n'en a pas fini avec la justice algérienne. Après plusieurs reports, le procès de l'affaire de la réalisation du complexe gazier d'Arzew (Oran) s'est ouvert, hier, au tribunal de Sidi M'hamed (Alger), mais en son absence car l'homme est en fuite aux Etats-Unis. En plus de l'ancien ministre, d'autres cadres de Sonatrach – comme son ancien P-DG Mohamed Meziane ou encore son ancien vice-président Feghouli Abdelhafidh – mais aussi des firmes étrangères activant dans le secteur de l'énergie sont poursuivis pour des faits de corruption (octroi d'indus privilèges, abus de fonction et conclusion de contrats, de marchés et d'avenants, en violation de la loi et de la réglementation, conformément à la loi 06-01 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption) après que le groupe pétrolier et le Trésor public se sont constitués partie civile. Fait notable : les deux proches collaborateurs de l'ancien ministre de l'Energie et très proche, à l'époque, du président Bouteflika, ont tout mis sur le dos de leur chef, en niant toute responsabilité dans cette affaire. "Chakib Khelil intervenait dans tout", s'est exclamé M. Feghouli. A la question du juge qui lui a expliqué les chefs d'inculpation retenus contre lui – signature d'un contrat en violation de la réglementation, dilapidation des deniers publics, mauvaise utilisation de la fonction – avant de lui demander s'il reconnaissait ses torts, Mohamed Meziane a répondu : "Non, je rejette cette accusation et j'ai essayé de préserver l'argent public. J'ai passé 43 ans dans le secteur de l'énergie et les gens connaissent ma rectitude morale et mon honnêteté. Chakib Khelil était le ministre de l'Energie, le PDG du groupe et le président de l'assemblée générale." Questionné sur la nature du projet, Meziane répond : "Oui, il s'agissait d'un projet de liquéfaction raffinage de gaz et son exportation. Nous avions lancé un appel d'offres international et on avait suivi toutes les procédures. Puis des changements ont eu lieu. Le ministre de l'énergie et des Mines de l'époque avait décidé de résilier le contrat. Et on était allés à l'arbitrage international et Sonatrach avait eu gain de cause." Concernant les procédures préliminaires pour lancer une consultation restreinte, l'ancien PDG de Sonatrach, qui intervenait par visioconférence à partir d'une prison d'Oran, a lâché : "J'ai reçu des instructions de Chakib Khelil." Pour ce qui est de l'élimination de la firme britannique Petrofac, sortie première à l'ouverture des plis, au profit de son poursuivant, la compagnie italienne Saipem, qui avait gagné le contrat, M. Meziane a nié être intervenu au profit de cette dernière, qui avait toutefois présenté a-t-il précisé, des garanties financières de 10 milliards. Ainsi, il a indirectement rejeté la responsabilité sur Chakib Khelil. "En quelle qualité le ministre pouvait-il intervenir pour signer un contrat entre Sonatrach et une autre société ? L'Etat a mis entre vos mains une société et vous n'auriez pas dû trahir cette confiance", a relancé le juge. Et l'ancien PDG de Sonatrach de rétorquer : "Chakib Khelil était un homme politique et c'était lui qui décidait." "On a préservé 5 milliards de dollars", a-t-il ajouté. 200 millions d'euros de pot-de-vin Pour le juge, il n'y a pas l'ombre d'un doute : le marché a été donné à Saipem sur une base "subjective", c'est-à-dire sur le fait que la femme de Chakib Khelil avait bénéficié de pot-de-vin de la part de la filiale du géant italien ENI – 200 millions d'euros contre des contrats d'une valeur de 8 milliards d'euros auprès de Sonatrach. Selon lui, il aurait été empêché, sans citer une quelconque partie, de "négocier", en lui disant que "c'est la loi du marché". Pour ce qui est de la décision de confier le projet GNL3Z au vice-président de l'activité aval, Abdelhafidh Feghouli, l'ancien P-DG de Sonatrach a dit que "dans un premier temps elle avait été prise par Chakib Khelil". Autrement dit, il n'est pour rien dans l'affaire de l'octroi du contrat de réalisation du complexe gazier d'Arzew à Saipem au détriment de la firme britannique et c'était l'ancien ministre de l'Energie qui décidait de tout. Ce qu'a confirmé le vice-président Sonatrach, Abdelhafidh Feghouli. Selon lui, Chakib Khelil "intervenait dans tout ce qui se faisait à Sonatrach" et c'était lui qui avait tranché sur la consultation restreinte. On s'en souvient, c'est en 2009 que l'affaire Sonatrach a éclaté, poussant l'ancien ministre de l'Energie à jeter le tablier en 2010. Au cœur de ce scandale financier : la famille Khelil, Farid Bedjaoui et la filiale italienne Saipem. Cette dernière était soupçonnée d'avoir versé 200 millions à la société Pearl Partners Ltd, domiciliée à Hong Kong et appartenant à Farid Bedjaoui, neveu de l'ancien ministre de la Justice, Mohamed Bedjaoui, et proche de Chakib Khelil, qui, à son tour, les aurait redistribués à des parties algériennes. En somme, celui qui fut le pilier du régime de Bouteflika pendant de longues années est enfin rattrapé par la justice algérienne. En fait, pas vraiment ! L'homme, qui a réussi à faire annuler le mandat d'arrêt lancé contre lui en 2014 par un certain Belkacem Zeghmati, se trouve – physiquement – hors de portée de la justice. Sentant le vent tourner à la faveur de l'insurrection citoyenne du 22 Février, Chakib Khelil a pris la tangente. Revenu au pays en 2018, après la levée du mandat d'arrêt international, le compagnon de Bouteflika s'était lancé dans le projet fou de briguer la magistrature suprême. Rentré presque par effraction par l'aéroport d'Oran, Khelil "l'américain" avait entamé une campagne pour le moins intrigante. De zaouïa en zaouïa, il cherchait la "baraka" des imams, lui qui ne s'était jamais confronté à la réalité "hideuse" de l'arrière-pays. Narguant une opinion publique révulsée, celui qui a régné pendant longtemps sur le sous-sol algérien au point de le dilapider s'était illustré par une arrogance qui n'avait d'égale que son appétit vorace dans le siphonage des deniers publics. Depuis sa retraite américaine, il continue d'observer avec mépris ce pays qui a lui été offert sur un plateau d'or noir.