Parent pauvre dans la chaîne des préoccupations de l'Etat, enfermée dans l'angle mort des politiques publiques. Elle est reléguée au rang des questions les moins prioritaires de la société. La place peu glorieuse réservée à la culture dans la conception du monde algérien est révélatrice de notre déclin sociétal. Le tournant tragique des années quatre-vingt-dix a précipité la fin d'une aventure intellectuelle et culturelle aussi abondante qu'enrichissante. Il s'en est suivi un processus de destruction de fond pour ne laisser à la surface qu'un carcan fait de spectacle éphémère. Peu à peu, le pays se désertifie culturellement. Les hauts lieux de la création cèdent devant l'avancée des dunes de l'ignorance. Les salles de cinéma tombent en ruine ou sont transformées en casemates de la consommation rapide, pendant que la production cinématographique essuie des revers. Bâillonnée par des lois contraignantes, elle a drastiquement baissé. Les rares expériences indépendantes sont étouffées lorsque d'autres initiatives sont soumises aux textes des plus restrictifs. Le peuple de moins de trente ans n'a jamais mis les pieds dans une salle de cinéma. Le mouvement théâtral algérien, riche dans le passé, a lui aussi pris un mauvais chemin. Il s'est considérablement appauvri. Les Alloula, Kaki, Makhoukh, Fellag n'ont plus d'héritiers. Les manifestations officielles sont sans âme parce que soumises à une demande administrative qu'aux exigences d'une libre création artistique. Les théâtres régionaux sont devenus comme des édifices hantés. Le monde de la musique est livré à lui-même, alors qu'il subit les contrecoups des transformations technologiques. Il est dans une mauvaise orchestration et le chanteur est une espèce en voie de disparition. Il reste l'univers de l'édition et du livre qui résiste tant bien que mal à ce mouvement d'effacement. Déstabilisés par le modèle économique de plus en plus hostile, les éditeurs peinent à se doter d'un territoire fertile pour booster la production intellectuelle. Les quelques maisons d'édition indépendantes parviennent tant bien que mal à se maintenir debout et à porter le livre à bout de bras. Cette sombre page est encore abîmée par la guerre permanente livrée à nos écrivains. Les Khadra, Sansal, Daoud, Zaoui, Bey, Adimi sont sans cesse tenus à distance quand ils ne sont pas persécutés en raison de leur transgression. Comme si la littérature n'avait pas vocation à transgresser. Ils sont régulièrement convoqués aux tribunaux de l'antinational par des procureurs qui squattent les différentes strates de la société. Ce vide culturel organisé a été vite occupé par une autre forme de penser le monde, celle d'une religiosité expansive et expansionniste. Le phénomène de bigoterie concurrent prend de l'espace et "évolue" en s'attaquant violemment aux rares poches de résistance culturelle. Les appareils de l'Etat ont cédé face aux assauts d'un salafisme sous ses formes perfides. Au bout de cette entreprise de reprofilage de la société algérienne, l'on se retrouve devant un nouvel imaginaire social qui ne supporte plus ce qui était banal, il y a seulement quelques années. Il n'est admis dans l'espace public que la culture "halal", celle qui conforte la pensée réac dominante. Une pensée qui a conduit le pays dans une impasse sociétale. Le chantier de l'émancipation que l'Algérie — Etat et société — doit engager pour revenir au centre du monde doit avoir la culture comme pierre angulaire dans l'édifice à bâtir. "L'homme sans culture est un arbre sans fruit", écrivait Antoine de Rivarol au 18e siècle.